décembre 11, 2024

Bibliomania

Auteurs : Orval et Macchiro

Editeur : Mangetsu

Genre : Seinen

Résumé :

La jeune Alice se réveille dans la pièce 431 d’un immense et mystérieux manoir. Elle semble figurer parmi les invités. Son hôte, un dénommé Serpent, l’avertit qu’elle ne doit surtout pas quitter la pièce avant le début des festivités, sous peine de voir son corps pourrir. Mais Alice n’en a cure, et comme à la poursuite d’un lapin blanc, elle part explorer les fantasmagoriques autres pièces du manoir et faire la connaissance de leurs extravagants occupants. Et à mesure qu’elle progresse vers la pièce 000, son corps se métamorphose peu à peu…

Avis :

Chef d’œuvre littéraire qu’on ne présente plus, Alice au pays des merveilles ne cesse de fasciner et d’inspirer des générations d’artistes. Cette histoire intemporelle s’est déclinée sous différents formats ; sur papier, comme à l’écran. On dénombre ainsi une multitude d’adaptations ; des plus fidèles aux plus libres. Pour certaines d’entre elles, les auteurs explorent la face sombre du récit de Lewis Carroll. On songe, entre autres, au jeu vidéo American McGee’s Alice ou, pour s’insinuer dans le domaine du manga, à Alice in Murderland, itération particulièrement gore et violente. C’est vers ce registre que Bibliomania semble s’orienter afin de proposer une vision autant désenchantée qu’inquiétante.

Dès l’entame, l’histoire du présent ouvrage entretient le mystère. Le contexte à peine esquissé évoque un monde en ruines. Quid de la catastrophe ou de la raison responsable de cette situation ? On n’en saura guère plus pour l’instant. Le décalage avec l’incursion d’Alice dans ce curieux univers est pour le moins déstabilisant. La protagoniste devrait se contenter d’une chambre qui lui est entièrement dédiée, où tous ses souhaits peuvent se matérialiser. C’est sans compter sur son entêtement. Contrainte de traverser différentes chambres (plus de 400) pour rejoindre la réalité, elle doit rencontrer d’autres résidents et surmonter les épreuves.

Il s’agit alors d’une plongée dans leur psyché. Loin des merveilles que nos désirs peuvent accomplir, chaque porte s’entrouvre sur les traumas et les psychoses de l’esprit humain. Ceux-ci peuvent prendre forme sous des atours séduisants ou inquiétants. Ils constituent le reflet de leur passé. Paradoxalement, la volonté de l’oubli amène à l’entretenir au travers de souvenirs déformés, sinon monstrueux. On songe à la salle du jugement de la chambre 430, renvoyant à la situation de harcèlement de son occupant. L’approche est moins extravagante au sortir de la chambre 285 pour exposer le quotidien d’une famille dysfonctionnelle. Toute l’ironie tient à ce que nos désirs nous emprisonnent dans nos tourments au lieu de susciter le contentement.

Cette découverte progressive pourrait paraître linéaire dans la narration. On avance à rebours, jusqu’à évoluer dans des paliers toujours plus sombres et désespérés. Les auteurs adaptent néanmoins leur concept au format restreint d’un one-shot. Guère routinier, le rythme ne faiblit guère et apporte une dynamique constante pour présenter les passages clefs du parcours d’Alice. Puis l’innocence qu’on pouvait lui prêter dans les premières pages laisse place au doute. On distingue un rôle plus ambivalent au sein de ce manoir, ne serait-ce qu’à travers sa capacité à survivre à la dégénérescence de son corps à chaque porte franchie.

Par la suite, la tournure s’apparente à une mise en abîme sur la notion de réalité (au-delà de celle qu’on veut fuir), de son intrication avec la fiction. Le principe du livre dans le livre amène à de nouvelles considérations pour les personnages, comme pour nous-mêmes. Et l’écrin que proposent les éditions Mangetsu contribue grandement à cette impression d’avoir entre les mains une part de cette histoire, une part de la vérité. Quant à l’épilogue, il interpelle et étonne sur la teneur du récit, son lien avec ce monde post-apocalyptique. Si une frange du lectorat peut rester perplexe sur certaines explications, il n’en demeure pas moins une orientation narrative aussi originale que surprenante.

Au final, Bibliomania s’apparente à un manga sur la souffrance de l’esprit et du corps. Nihiliste et sans concession sur son contenu, l’œuvre de Macchiro et d’Orval présente une richesse graphique rare. Les pages fourmillent de détails visuels, autant baroques et décalés que violents. Si l’on retrouve l’approche exploratrice du livre de Lewis Carroll, le traitement se veut beaucoup plus sinistre et sordide. Chaque nouvelle chambre est une porte ouverte sur une vision familière des blessures psychologiques de l’âme. Plus une inspiration qu’une relecture d’Alice au pays des merveilles, Bibliomania fait montre d’une singularité audacieuse, aboutissant à une œuvre extrême et corrosive.

Note : 18/20

Par Dante

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