Autrice : Daria Schmitt
Editeur : Dupuis
Genre : Fantastique
Résumé :
Pour les enfants du quartier, le parc est un inoffensif jardin public. Mais pour Providence, son gardien, les lieux grouillent de sombres créatures lovecraftiennes, que l’asocial employé s’est donné pour mission de dissimuler. Sa tâche se complique lorsqu’un livre étrange sorti des eaux troubles du lac accélère le phénomène et qu’une nouvelle directrice décide de gérer le parc comme une véritable start-up…
Avis :
H.P. Lovecraft est un auteur aujourd’hui connu de tous, alors qu’il est mort dans un quasi anonymat. Misanthrope et de fragile constitution, l’écrivain va connaître une gloire incroyable après sa mort, notamment grâce à son acolyte, August Derleth, qui va publier ses écrits. Maintenant, on bouffe du Lovecraft à toutes les sauces, et sur tous les supports. Romans, BD, jeux de société, jeux vidéo et films, il est difficile de passer à côté de l’auteur et de ses créatures venues des confins de l’espace. Ainsi, on pourrait croire qu’à chaque fois que l’on s’attaque à une œuvre ou une adaptation de Lovecraft, on va tomber sur de l’horreur cosmique. Ce n’est pas le choix de Daria Schmitt qui va utiliser l’image de l’écrivain pour fournir une histoire touchante et éthérée autour d’un homme incompris.
Le démarrage est très incongru. On va suivre un homme qui se fait appeler Providence, et qui est en pleine discussion avec son chat, Maldoror. Ensemble, ils vont déambuler dans un parc, dont Providence est le gardien. Cependant, il doit faire face à une cheffe qui a un sens très aigu du management, et qui veut que son parc soit parfait. Ce qui pose problème avec le gardien, qui pense qu’il y a une vie invisible et dangereuse qui peut apparaître à n’importe quel moment. On va alors suivre ce pauvre Providence dans ses déambulations, à la rencontre de personnages loufoques et improbables, mais aussi de mystères et de croyances incongrues. Très clairement, Daria Schmitt ne veut pas faire un récit d’horreur. Elle a envie d’explorer la psyché de Lovecraft de son vivant, et de s’immiscer dans ses pensées qui donneront lieu à Cthulhu et autres créatures cosmiques.
Ainsi, la structure même du récit est assez étrange. Même si l’on peut voir un récit d’accumulation avec des personnages qui viennent se greffer à Providence, l’autrice va rapidement se jouer de nous avec des moments brumeux et éthérés, où la poésie prend le pas sur un récit terre à terre. Cela peut être déroutant, notamment lorsque l’on rencontre les premiers personnages, trois vieilles femmes assises sur une branche, qui doivent surveiller le parc. Présentées comme les trois sorcières de Macbeth, elles auront un rôle important dans la démarche artistique de Providence, qui va alors les sauver pour une histoire de livre maudit. On ne sait jamais si ce que l’on nous propose est réel, ou si on fait face à un délire du personnage principal, qui imagine tout cela. C’et l’une des forces de ce récit, nous perdre dans le temps et l’espace.
D’ailleurs, on n’aura aucun repère spatio-temporel. C’est-à-dire que l’action se déroule uniquement dans un parc, avec quelques personnages redondants, et à une époque que l’on pourrait plus ou moins comprendre comme présente. On y évoque les smartphones et la gestion d’entreprise, mais tout cela reste flou. Cette volonté de perdre un peu le lecteur rejoint l’univers sombre et misanthrope de Lovecraft, ce qui est plutôt bien vu de la part de l’autrice. Cependant, il peut aussi y avoir mensonge sur la marchandise. C’est-à-dire que l’on pourrait croire à un récit qui va basculer dans l’horreur, notamment avec l’arrivée de la médecine du travail, mais Daria Schmitt se place un peu en retrait et continue son analyse d’un cerveau malade qui voit des monstres partout. Monstres qui se symbolisent sous la forme de carpes géantes, ou d’un poulpe dans la brume.
Malgré cette absence d’horreur prégnante ou vénéneuse, on aura droit à des éléments fantastiques qui seront distillés de manière intelligente. Lorsque Providence se met à rêver et à évoquer des créatures au sein du parc, l’autrice va parsemer ses planches de touches de couleurs pour mieux nous percuter sur ses apparitions. Ainsi, le rose, le vert, le bleu, le violet seront autant de couleurs qui symboliseront un peu la folie d’un homme isolé, qui se refuse à voir le monde avec des yeux d’adulte. Non seulement c’est malin, mais c’est aussi très joli, donnant un véritable cachet à ce roman graphique, qui se déguste avec un plaisir non dissimulé. De plus, on notera de nombreuses références pour les fans de Lovecraft, comme le cauchemar d’Innsmouth avec ces enfants poissons ou encore la nouvelle l’étrange maison haute dans la brume qui bénéficiera d’une nouvelle traduction.
Au final, Le Bestiaire du Crépuscule est une bande-dessinée qui peut laisser sur le carreau. On est très loin des idées noires de l’auteur dont il est fait référence, et l’autrice s’amuse avec les codes du fantastique pour pondre un réquisitoire contre la monotonie, l’ordre et la fin des rêves. C’est à la fois poétique et triste, loufoque et intelligent dans sa manière de montrer les antagonistes comme des empêcheurs de penser. Bref, un roman graphique très particulier, aux dessins et couleurs sublimes, qui permet de jeter un autre regard au travail de Lovecraft, ce rêveur misanthrope incompris, aujourd’hui devenu culte pour de nombreux fans.
Note : 16/20
Par AqME