avril 26, 2024

Ouistreham – Patron Incognito

De : Emmanuel Carrère

Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine

Année : 2022

Pays : France

Genre : Drame

Résumé :

Marianne Winckler, écrivaine reconnue, entreprend un livre sur le travail précaire. Elle s’installe près de Caen et, sans révéler son identité, rejoint une équipe de femmes de ménage. Confrontée à la fragilité économique et à l’invisibilité sociale, elle découvre aussi l’entraide et la solidarité qui unissent ces travailleuses de l’ombre.

Avis :

Écrivain amoureux du cinéma, Emmanuel Carrère a commencé son parcours au début des années 80 en écrivant des critiques pour des magazines tels que Positif ou Télérama. En 1983, il publie son premier roman et très vite, ses écrits suscitent l’intérêt. S’intéressant depuis toujours au cinéma, Carrère passe alors à l’écriture de scénario. Au départ sur des téléfilms, vers la fin des années 90, il travaille pour le grand écran, coscénarisant par exemple le script son propre roman, « La classe de neige » qui sera réalisé par Claude Miller. Après un documentaire en 2003, Emmanuel Carrère passe alors en 2005 à la fiction adaptant son roman « La moustache« , film dans lequel Vincent Lindon bascule dans un cauchemar obsessionnel, car personne ne remarque qu’il s’est rasé sa moustache.

Après dix ans d’absence au cinéma, Emanuel Carrère fait son retour sur les grands écrans et cette fois-ci, pour son deuxième film, l’écrivain a choisi d’adapter un autre écrivain, Florence Aubenas. Loin des « délires » de Lindon, Carrère revient avec un film social qui s’inscrit pile dans la lignée de ce qu’a pu faire un Stéphane Brizé ou encore un Philippe Faucon. Intéressant, juste, nécessaire, car il pose de bonnes questions aussi bien sur le travail que sur la limite de l’engagement d’un auteur, « Ouistreham » est un film qui ne laisse pas indifférent, et surtout duquel on ressort avec des réflexions en tête. Bref, du bon cinéma social comme on en voit assez peu finalement.

Marianne Winckler est une écrivaine connue et reconnue. Pour son nouveau livre, elle s’intéresse aux travailleurs précaires, mais elle ne veut pas livrer un livre qui serait une succession de chiffres et de faits dont elle serait étrangère. Pour écrire au plus vrai, au plus juste, Marianne a décidé de rompre avec sa vie parisienne. Pour cela, elle va disparaître des radars, s’installer à Caen, vivre avec trois fois rien et s’inscrire au chômage sous une autre identité. Ainsi, Marianne va commencer des heures de ménage et se lier d’amitié avec hommes et femmes qui sont des invisibles, dont on ne parle jamais. Si son livre avance bien, plus les semaines et les mois passent, et plus il est difficile de cacher à ses nouveaux amis sa véritable identité.

Adapté du roman autobiographique de Florence Aubenas, « Ouistreham » est un film qui au premier abord véhicule des craintes, car on peut très facilement se dire qu’on va encore une fois tomber dans un film revendicatif, qui juge plus qu’il ne raconte quelque chose de tangible. Faut dire que le cinéma social français, à force de vouloir dénoncer à tout prix, est bien souvent tombé dans des lourdeurs et des caricatures.

Ici, ce ne sera pas le cas, car la base de départ est aussi intéressante qu’elle est aussi dérangeante au final, car « Ouistreham » raconte la plongée d’une romancière et journaliste dans un autre monde loin du sien. Cette démarche est dérangeante, car elle peut facilement être associée à une sorte de voyeurisme, en plus d’être assez injuste, puisque ce personnage « volera » l’emploi d’un précaire le temps d’une écriture. Et pourtant, elle sera très intéressante, car l’écrivain en question va totalement s’engouffrer dans son expérience, pour s’approcher au plus près de ces vies.

Partant de cette base, Emmanuel Carrère tient un scénario qui est intéressant dans tout ce qu’il touche et présente. Fait d’un quotidien qui n’est que débrouille, courant après les heures de travail, « Ouistreham » touche de par la sincérité de ses personnages, autant que part la remise en question de son protagoniste principal, qui parfois aura envie de laisser éclater sa vérité. Emmanuel Carrère livre là un film qui arrive très facilement à jouer avec une certaine frontière, mélangeant certains genres.

« Ouistreham » s’aventure sur plusieurs sentiers. Le réalisateur oscille alors entre le docufiction, le drame émotionnel, qui est toujours juste car il est loin des caricatures ou du misérabilisme. Puis le cinéaste conjuguera ces genres avec une sorte de thriller sous pression, car si le film aborde très bien les conditions de travail de ces gens qu’on ne voit jamais et que beaucoup ne considère pas, Emmanuel Carrère injecte dans son récit une tension permanente et très bien gérée sur « la double vie » de cette femme, qui finira tôt ou tard par se faire découvrir. Avec cette ligne, Emmanuel Carrère questionne le rôle du journaliste et jusqu’où une limite se pose pour couvrir un sujet avec décence. De ce côté-là, une scène entre l’écrivain et l’une de ses amies est assez bouleversante et l’on ressort de ce film avec des interrogations, des réflexions, des questionnements. Emmanuel Carrère ne juge pas les actes de son personnage, non, il nous la présente telle qu’elle est, avec son idée, ses convictions, ses incohérences et nous laisse juge de penser ce qu’on veut d’elle et de son travail.

Ce qui fait aussi la grande force de « Ouistreham« , c’est ces comédiens et surtout ces comédiennes qui sont d’une justesse confondante de réalisme. Si l’on peut citer Didier Pupin, Léa Carne ou Evelyne Porée, « Ouistreham« , ce sont surtout deux actrices qui ensemble, dégagent quelque chose de beau et de fort. Ces deux actrices, c’est Juliette Binoche qui incarne donc Florence Aubenas, rebaptisée ici Marianne Winckler, et Hélène Lambert, dont c’est le premier film et la jeune actrice, en mère qui livre bataille en permanence pour survivre, est tout simplement bluffante.

Dix-sept ans après son premier film, Emmanuel Carrère fait un joli et intéressant retour sur les écrans avec un cinéma social beau qui pose de bonnes réflexions. « Ouistreham » est un film qui intéresse à plus d’un titre, car le réalisateur arrive aussi bien à parler des conditions de ces femmes et hommes de ménage, que de la précarité, ou encore l’investissement, et les frontières qu’un écrivain et journaliste est capable de franchir pour aller au plus de près d’un sujet pour en tirer la vérité. Si dans ce très beau portrait que j’en fais, tout n’est pas aussi incroyable que ça non plus, le film a des longueurs et il tourne en rond avant de se reprendre, cela n’empêche pas « Ouistreham » d’être un film qui au-delà d’être intéressant, est aussi plaisant à suivre.

Note : 14/20

Par Cinéted

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