avril 26, 2024

Widjigo – Estelle Faye

Auteure : Estelle Faye

Editeur : Albin Michel

Genre : Fantastique, Horreur

Résumé :

En 1793, Jean Verdier, un jeune lieutenant de la République, est envoyé avec son régiment sur les côtes de la Basse-Bretagne pour capturer un noble, Justinien de Salers, qui se cache dans une vieille forteresse en bord de mer. Alors que la troupe tente de rejoindre le donjon en ruines ceint par les eaux, un coup de feu retentit et une voix intime à Jean d’entrer. À l’intérieur, le vieux noble passe un marché avec le jeune officier : il acceptera de le suivre quand il lui aura conté son histoire. Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt. Celle d’une lutte pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres…

Avis :

Qu’il s’agisse de jeux vidéo, de littérature ou de cinéma, la légende du Wendigo a fait l’objet de nombreuses interprétations. Certaines versions se sont ancrées dans un contexte contemporain, comme le métrage éponyme de Larry Fessenden, tandis que d’autres itérations se sont orientées vers les racines historiques du mythe. Avec une incursion en plein XVIIIe siècle, c’est précisément dans cette optique qu’Estelle Faye développe l’intrigue de Widjigo. Titre qui, soit dit en passant, reprend la traduction algonquienne du mot, comme si l’auteur voulait se rapprocher au plus près des origines de la créature, s’insinuant dans les ténèbres des forêts vierges de Terre-Neuve…

L’entame n’est pas sans rappeler l’introduction du Pacte des loups où le personnage principal narre son passé dans le contexte délétère de la Révolution française. À l’image de ce témoin fortuit qui écoute ses dires, le lecteur plonge 40 ans en arrière, vers 1754, pour se confronter à un récit auréolé de surnaturel. D’emblée, le présent ouvrage se distingue par une ambiance marquée, particulièrement sombre et pessimiste au vu de l’époque dépeinte. Mais avant de s’immiscer dans des considérations paranormales, Widjigo est avant tout une histoire de survie. Celle d’une poignée de naufragés qui échouent sur les contrées sauvages de Terre-Neuve.

Si le cadre est particulièrement propice à l’exposition du folklore amérindien, les premiers chapitres privilégient une approche réaliste dans le sens où l’hostilité de la nature prévaut. L’organisation tient à trouver des vivres et un refuge avant de se lancer dans une exploration des environs. D’emblée, on décèle des tensions plus ou moins vives entre les intervenants. On peut évoquer des divergences d’opinions quant à la marche à suivre jusqu’à des valeurs personnelles bien plus sujettes à polémiques. On songe à ces préceptes religieux et le chapelet de superstitions qui les accompagnent ou encore ces egos démesurés pour diriger le groupe.

En cela, Estelle Faye retranscrit parfaitement le danger qu’est l’homme pour sa propre espèce, ne serait-ce qu’à travers une animosité dormante palpable ou ces silences pesants. Avant de considérer la tonalité surnaturelle de l’intrigue, l’interprétation sur un plan pragmatique renvoie aux tourments des personnages, leur passé torturé et leurs errances psychologiques. De même, l’alcoolisme du protagoniste renforce cette impression que son point de vue (et témoignage) se pare d’une subjectivité toute fallacieuse, presque complaisante pour manipuler le lecteur. La construction narrative se montre particulièrement habile pour flouer la frontière entre démence et considérations paranormales.

Pour autant, la suite des évènements s’immisce bel et bien dans le fantastique, voire l’horreur au regard de certaines séquences à la violence abrupte. On y retrouve la plupart des éléments inhérents à la légende du Wendigo tels que l’anthropophagie et le polymorphisme. On discerne de subtiles allusions à la possession, peut-être même à une infestation parasitaire. Là encore, on distingue cette dichotomie entre des théories rationnelles et des croyances superstitieuses. Pour ne rien gâcher, les descriptions et la progression au sein de l’environnement, sur le rivage ou en forêt, renforcent l’immersion et le sentiment de vulnérabilité qui en émane.

Au final, Widjigo s’avance comme une courte et néanmoins saisissante incursion dans l’une des plus célèbres légendes amérindiennes. L’ambiance pernicieuse, paranoïaque à certains égards, évoque aussi bien Terreur de Dan Simmons que Vorace d’Antonia Bird. Deux références élogieuses qui mêlent également histoire et traitement surnaturel avec force et conviction. Avec ce roman, Estelle Faye entretient ce malaise constant qui habite les personnages, rendant leur survie d’autant plus âpre et incertaine. Alternant entre la folie, l’irrationnel et parfois le nihilisme de la situation, le récit se montre habile et intelligent dans sa manière d’appréhender la dangerosité de l’homme pour lui-même et ses semblables. Une œuvre violente et porteuse de réflexion sur la condition humaine.

Note : 16/20

Par Dante

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