avril 23, 2024

The Sinking City

Résumé :

À demi submergée, la ville d’Oakmont est sous l’emprise de puissances surnaturelles. Vous êtes un investigateur et vous cherchez à faire la vérité sur ce qui a pris possession de la cité… et des esprits de ses habitants.

Avis :

Au-delà de son influence dans la sphère littéraire, Lovecraft constitue une source inépuisable d’inspiration pour bon nombre d’artistes, et ce, tout média culturel confondu. En parallèle de cette mythologie antédiluvienne, issue de confins cosmiques insondables, il tisse des histoires à nulle autre pareille dont l’atmosphère délétère évolue à la lisière de la folie, d’une réalité intangible. Dans le jeu vidéo, l’auteur de Providence a fait l’objet d’adaptations à la fidélité fluctuante. L’une des dernières en date est Call of Cthulhu, titre au gameplay archaïque, mais dont l’intrigue et l’ambiance offrent une véritable propension à l’immersion dans un imaginaire aussi dérangé que fascinant. C’est dans ce registre que lui succède The Sinking City.

Le monde (ouvert) de Lovecraft : une infinité de possibilités ?

On doit le présent jeu à Frogwares, développeur versé dans le jeu d’aventures, plus précisément avec de nombreux titres dédiés à Sherlock Holmes. En guise de parenthèse, le studio ukrainien s’attelle à un autre monument de la littérature. On notera qu’il ne s’agit pas d’un coup d’essai, car l’équipe s’est déjà penchée sur un mélange de l’œuvre d’Arthur Conan Doyle et de H.P. Lovecraft avec Sherlock Holmes : La Nuit des sacrifiés. Pour autant, The Sinking City s’avance comme un projet plus ambitieux dans le sens où l’on ne suit pas une intrigue linéaire, sur fond d’énigmes plus ou moins alambiquées à déjouer. The Sinking City s’insinue dans l’open world.

En l’occurrence, ce choix permet d’apprécier l’aura de titres similaires dans un cadre étendu, prompt à laisser davantage de libertés au joueur. Cependant, l’exercice n’est pas sans risque lorsqu’on sait qu’un tel choix est susceptible de diluer la narration au profit de la largesse de manœuvres. Au vu du passif du développeur et de la teneur de ce style de jeu, il est légitime de rester sur la réserve. En effet, les différents éléments imputables à l’histoire, comme à l’expérience de jeu, ne sont pas forcément compatibles, sinon antinomiques dans leur traitement.

Entre terre et mer, il n’y a qu’un pas vers la folie…

La première approche avec The Sinking City est évocatrice de ce que recèle le titre de Frogwares. À savoir, une incursion dans des années folles fantasmées, un milieu maritime omniprésent et une perception subjective, sinon biaisée du protagoniste. De tourments en mystères, on arpente les berges d’une ville aux ramifications tentaculaires ; au sens propre, comme au figuré. La singularité d’Oakmont réside, en partie, dans ce développement digne des plus grandes métropoles de l’époque au sein d’un environnement insulaire. Là encore, on joue de contradictions, d’invraisemblables configurations géographiques qui, à leur échelle, contribuent à instaurer ce climat pernicieux, presque corrupteur pour n’importe quel esprit sain.

D’ailleurs, il n’y a qu’à constater le sort réservé à certaines artères de la ville pour s’en convaincre. Il faut souvent effectuer une traversée en barque pour arpenter des rues inondées où l’on trouve, çà et là, des cadavres de cétacés en putréfaction. À l’instar de la coque d’un bateau, certaines façades sont gangrenées par des balanes, coquillages et autres mollusques. Ce qui vient davantage flouer cette frontière entre le monde terrestre et maritime. L’idée est excellente et contribue véritablement à instaurer une ambiance singulière. Le tout est magnifié par l’alternance de moments de la journée où le soleil blafard perce parfois une chape de nuage aussi lourde que menaçante.

La profondeur du mythe des Grands Anciens

De ce point de vue, The Sinking City s’avance comme un jeu à l’atmosphère palpable qui contribue à la capacité d’immersion du titre et de l’intrigue. Scénario qui, au demeurant, s’insinue dans les fondamentaux lovecraftiens où la folie guette le protagoniste, autant que les différents intervenants. On songe à ces êtres hagards qui errent dans les rues, ces étrangers attirés par Oakmont ou ces disciples de cultes innommables qui déambulent dans les artères de la ville avec tatouages apparents et autres reliques peu ragoûtantes sur le corps (ou la tête). L’univers est parfaitement cohérent et dépeint différentes strates de la démence, de l’aliénation latente qui étouffe l’île.

On apprécie également les récits secondaires. Ceux-ci font office de quêtes annexes où les histoires périphériques d’Oakmont contribuent à accentuer sa crédibilité, tant elle est ancrée dans son passé, tant elle hante ses habitants et les pauvres hères qui s’y risquent. Du côté de l’œuvre de Lovecraft, on assiste à un syncrétisme de ses intrigues phares. On songe à Dagon, au Cauchemar d’Innsmouth ou à L’Appel de Cthulhu, pour ne citer que quelques exemples. On délaissera néanmoins tous les récits propres aux Contrées du rêve puisque le cauchemar tangible d’une menace surgie des profondeurs prévaut sur l’onirisme inquiétant de cet autre pan majeur de ses écrits.

Une direction artistique qui pâtit d’une technique perfectible et vieillissante

Au sortir de ces considérations, The Sinking City a tout pour être un très bon jeu, a fortiori respectueux de ses références littéraires. Néanmoins, le titre de Frogwares démontre rapidement ses limites techniques. La profondeur de champ est réduite et l’affichage des environnements souffre d’un clipping presque constant. Cela sans compter sur de fréquents ralentissements, surtout lorsqu’il s’agit d’ouvrir le menu contextuel ou d’accéder à la carte des lieux. En ces circonstances, il n’est pas rare de craindre que le titre ait « freezé ». En temps normal, des problèmes mineurs prêtent à peu de conséquences. Seulement, ils sont beaucoup trop présents pour en faire l’impasse.

Dans un autre registre, l’open world joue sur l’illusion de la liberté à partir d’éléments redondants. Cela tient à ces mêmes catégories de personnages qu’on croise aux quatre coins de la ville ou encore à ces habitations annexes dont l’aménagement intérieur est strictement identique. En fouillant le moindre recoin, on distingue très vite de tels subterfuges qui atténuent l’excellent a priori de départ. De même, le clivage entre les quartiers n’est pas assez appuyé. Sans altérer l’atmosphère dépeinte jusqu’alors, on reste dans des tons mornes, plats, que le sound design éthéré a toutes les peines du monde à maintenir.

Des choix « pratiques » douteux pour arpenter Oakmont

Dans le même ordre d’idées, on peut regretter une mise en scène sans fulgurance ni vigueur. Pour les interrogatoires et les dialogues, le cadrage est similaire d’une séquence à une autre, sans variation aucune. On déplore des cut-scenes furtives qui, là aussi, ont tendance à se recycler selon le passage abordé. Petit à petit, le plaisir de la découverte s’étiole face à ces errances, ces facilités qui dissimulent cahin-caha une réalisation qui accuse un retard considérable, ainsi que des moyens guère à la hauteur des ambitions initiales.

À cela s’ajoutent des déplacements laborieux. Si certaines zones nécessitent une brève navigation en barque, les parties émergées doivent se faire à pied. Il y a bien des cabines pour voyager plus rapidement, mais elles sont à débloquer et se situe parfois de manière fortuite. En d’autres termes, elles ne sont pas forcément à proximité d’endroits clefs de l’intrigue. Ce qui oblige à parcourir tout Oakmont avant d’accélérer les allers-retours aux quatre coins de la ville. Cela sans compter sur une répartition inégale où la perte de temps s’avère constante lorsqu’on arpente tel ou tel secteur.

De Charybde en Scylla…

Autre aspect pénible de The Sinking City : les combats. Pour rappel, Frogwares est un studio spécialisé dans le jeu d’aventures et cela se ressent. Les affrontements sont assez basiques. Si la visée est réactive pour occire d’innommables créatures, la localisation des dégâts demeure aléatoire. Il faut aussi s’adapter à des environnements généralement restreints, car la plupart des ennemis restent terrés dans les logements. On tire quelques balles. On fuit avant de faire un demi-tour. On réajuste son angle et ainsi de suite. Il n’est pas possible d’esquiver par d’autres moyens qu’une course effrénée. Charles Reed peut s’accroupir et escalader de rares éléments, mais il ne peut pas sauter.

Quant aux pièces de mobilier, il s’agit d’obstacles fixes qui ne cillent guère. La lourdeur des déplacements se retrouve aussi dans les incursions sous-marines. Au demeurant, l’idée est excellente pour appréhender une autre strate horrifique dans l’univers de Lovecraft. Néanmoins, l’évolution en scaphandre reste laborieuse, sans compter des moyens de défense rudimentaires, soit un harpon ou des fusées de détresse. Sympathique, mais vite répétitif. La faute, entre autres, à des apparitions scriptées et attendues. Il aurait été davantage pertinent de se cantonner à la partie dédiée aux investigations et à l’exploration avec la recherche d’indices grâce à la capacité « spéciale » du détective et la reconstitution des faits.

L’éternité aux portes de l’indicible ?

En ce qui concerne la durée de vie de The Sinking City, on s’oriente vers une trentaine d’heures de jeu pour boucler les quêtes principales et secondaires. On en compte une vingtaine, dont moins de dix pour l’aventure principale. Il faut également prendre en considération les pénibles allers-retours évoqués en amont et certaines affaires qui peuvent s’étirer en longueur, lorsqu’on souhaite découvrir toutes les preuves clefs d’un lieu. En fonction de son style de jeu, on peut effleurer les 20 heures ou excéder les 50 heures.

Au sortir des enquêtes secondaires, le potentiel de rejouabilité reste limité. Il n’y a pas vraiment d’objets cachés ou de quêtes tertiaires pour préserver l’intérêt des joueurs les plus persévérants. De même, l’arborescence des compétences évolue sans grande difficulté. Pour information, il est essentiel de boucler toutes les affaires en cours avant d’aborder la dernière partie de l’ultime chapitre. Faute de quoi, il n’est plus possible de revenir à Oakmont pour compléter sa partie. Soit dit en passant, les trois fins peuvent se découvrir dans la foulée grâce au point de sauvegarde automatique. D’ailleurs, vos choix précédents n’ont aucune influence. Toutes sont expédiées en moins de deux minutes pour conclure de manière précipitée l’aventure.

En conclusion…

Au final, The Sinking City s’avance comme une petite déception. Malheureusement, il s’agit d’un jeu qui accuse un retard d’une décennie. À l’aune des années 2010, le titre de Frogwares aurait fait son effet. Seulement, il est paru en 2019 et présente plusieurs tares techniques. Les cinq premières heures passées, on distingue de nombreuses errances et maladresses, ne serait-ce que dans l’exploration de la ville, le gameplay ou encore la réalisation. L’ensemble ne manque pas d’ambitions, mais il est cloisonné dans les limites d’un open world à l’aura captivante et néanmoins redondante.

Il reste que le jeu demeure néanmoins incontournable pour les amateurs de Lovecraft, tant la retranscription de son œuvre y est juste, pertinente. The Sinking City prévaut avant tout pour cette atmosphère unique, où la singularité des lieux se dispute à la folie ambiante. On déambule constamment entre une réalité tangible et d’effroyables considérations, tapies dans les profondeurs d’Oakmont, comme de l’océan. Il est d’autant plus regrettable que l’aspect survival-horror soit survolé, sous-exploité, tandis que les enquêtes sont menées avec davantage de maîtrise. Un titre intéressant, audacieux à certains égards, mais perfectible dans ses fondamentaux et sa réalisation.

Note : 13/20

Par Dante

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