avril 24, 2024

Monstres

Auteur : Barry Windsor-Smith

Editeur : Delcourt

Genre : Drame, Uchronie

Résumé :

22 avril 1964, dans un bureau de recrutement de l’US Army, le Sergent McFarland fait le job en accueillant un jeune garçon. Il s’appelle Bobby Bailey, a 23 ans, porte une chemise fleurie marquée dans le dos par l’inscription Florida et de grandes lunettes de soleil cachent ses yeux. Il dit vouloir faire comme son père. Puis vient le temps des renseignements administratifs : certificat de naissance, numéro de sécurité sociale, éventuellement les diplômes. Problème : Bobby dit avoir oublié tout ça. Il ne se souvient plus de son matricule de Sécu et comme il n’a pas d’emploi, dit ne pas se souvenir de ses patrons précédents, difficile pour le Sergent de remplir cette case… En fait le garçon semble être à l’ouest et quand il dit être orphelin de père et mère, le sous-officier prend alors une fiche dans un de ses classeurs : « Projet Prométhée : Décret Classifié ; éléments instables, mâles blancs, moins de 30 ans »…

Avis :

Barry Windsor-Smith n’est pas un inconnu dans le monde du comics. Loin de là, puisqu’il est l’un des auteurs les plus connus sur Wolverine chez Marvel, ou encore pour Conan le Barbare, signant des dessins de toute beauté. Il y a un peu plus de quarante ans, le dessinateur est fasciné par Hulk et décide de proposer une version très adulte des origines du monstre vert, et Marvel ne va pas en vouloir, jugeant le propos trop violent et trop sombre. Fâché, Barry Windsor-Smith va claquer la porte de la maison d’édition pour se réfugier chez Fantagraphics, où il va pouvoir s’exprimer pleinement, autant sur le scénario que sur le dessin. C’est ainsi que Monstres voit le jour, signant l’un (si ce n’est le) des chefs-d’œuvre du dessinateur. Au menu, expérience scientifique qui tourne mal, nazi, syndrome post-traumatique et des monstres bien humains.

La première chose qui frappe avec cette histoire, outre des dessins tout simplement sublimes, c’est sa narration. En effet, l’auteur ne veut pas faire quelque chose de lisse et il délivre une narration éclatée, qui va faire des allers-retours dans le temps, même si on sent une tendance à raconter l’histoire à rebours. On commence donc avec Bobby, un jeune enfant qui se fait battre par un type que l’on soupçonne être son père, avant de se faire secourir par sa mère. Quinze ans plus tard, Bobby se présente à l’armée pour trouver du boulot. Il intègre alors un programme spécial qui va le transformer en un monstre gigantesque. Perclus de remords, le sergent McFarland va alors tout faire pour le sauver en utilisant un pouvoir particulier. Puis, en remontant le temps, on va en apprendre un peu plus sur Bobby, son père, sa mère et sa famille.

En utilisant une trame non linéaire, l’auteur va rendre son œuvre passionnante, donnant alors du poids à ses personnages, et permettant de mieux les comprendre. Cependant, en apprenant à connaître ces gens, on va se rendre compte que tout ce petit monde cache un monstre secret en lui. D’où le titre qui est au pluriel. Bobby n’est finalement qu’une victime dont la vie sera un tumultueux chemin de croix. Un sentier sinueux ignoble, où il va croiser des personnages horribles, abîmés par la vie et la guerre. En premier lieu, le sergent McFarland ne va faire que son boulot en envoyant ce garçon handicapé sur le projet Prométhée, mais il va vite se rendre compte de sa bêtise à se soumettre à des ordres idiots. Il deviendra alors lui-même un monstre, et encore plus lorsqu’il détruira presque sa famille avec ses états d’âme et son pouvoir.

Par la suite, on va faire la connaissance des scientifiques et du major qui sont autour du projet Prométhée, qui va mal tourner pour Bobby, le transformant en un être hideux et gargantuesque. Ici, point de pitié pour le jeune adulte, tout le monde va vouloir le tuer, le voyant comme un monstre potentiellement dangereux, mais aussi la version concrète d’un échec scientifique qui peut couter cher à l’armée. En revenant à chaque fois en arrière, l’auteur nous expose alors que ce projet provient des nazis, ce qui explique pourquoi l’armée américaine tient tant que ça à tuer ce pauvre monstre. On est clairement dans une version où Hulk et l’œuvre de Mary Shelley ne font qu’un. Ainsi, à travers déjà deux retours en arrière, on va vite voir que les vrais monstres ne sont pas ceux qui ont la peau verte ou qui sont défigurés.

Mais le plus dur va venir d’un long flashback sur la jeunesse de Bobby, lorsque son père va rentrer de la guerre. Barry Windsor-Smith ne va rien nous épargner en montrant un vrai stress post-traumatique qui amènera le père de Bobby vers la folie et la violence. Maltraitance envers sa femme et son fils, on va détester cet homme de façon viscérale, car il sera le véritable monstre de l’histoire. Celui qui détruit tout sur son passage, que ce soit par paranoïa, peur ou encore jalousie. Le final est d’un nihilisme noir, mais l’auteur va réussir à nous retourner avec un dernier retour en arrière pour expliquer ce qui est arrivé au père de Bobby. Sans nous faire ressentir de l’empathie pour lui, on va comprendre le traumatisme de cet homme, qui est ensuite jeté comme une ordure par l’armée américaine. Qui sera la vraie productrice de monstres.

Bien entendu, au milieu de ces nombreux flashbacks, la construction de certains personnages est importante. La place de la mère de Bobby est centrale, tant elle est le pilier de ce jeune garçon qui souffre en silence. Cette femme forte va tout faire pour arrondir les angles, jusqu’à donner sa vie pour sauver son fils dans un dernier acte bouleversant. Jouant avec les codes du roman graphique et du néo-noir, l’auteur va aborder les points de vue de cette femme à travers un journal intime, où sa vie va basculer avec la rencontre d’un policier qui ne la laisse pas insensible. C’est à la fois beau et tragique, car on sait que tout cela va mener à une certaine destruction de toutes les zones de confort. Néanmoins, au milieu d’un noir étouffant, on a une petite bulle romantique, secrète, brillamment mise en scène avec cette pluie lors d’un baiser.

Au final, Monstres est tout simplement un chef-d’œuvre de dingue. En jouant la carte d’une noirceur sans possibilité de lumière, en arpentant le chemin sombre et sinueux de la folie humaine et de son incapacité d’empathie, Barry Windsor-Smith sert une intrigue qui nous touche en plein cœur et nous fait passer pas tout un tas d’émotions. C’est assez incroyable de se dire que l’on trouve de la beauté dans un récit aussi nihiliste. Un tour de force qui démontre tout le talent de l’auteur, aussi bien dans le dessin que dans le scénario. Un grand classique à lire impérativement.

Note : 19/20

Par AqME

AqME

Amateur d'horreur, Métalleux dans l'âme, je succombe facilement à des images de chatons.

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