avril 19, 2024

Fièvre sur Anatahan

Titre Original : Anatahan

De : Josef Von Sternberg

Avec Akemi Negishi, Radashi Suganuma, Soji Nakayama, Hiroshi Kondo

Année : 1953

Pays : Japon

Genre : Drame

Résumé :

Un groupe de pêcheurs et soldats japonais échoue en 1944 sur l’Île d’Anatahan, qu’ils trouvent déserte à l’exception d’un couple. Ignorant la défaite du Japon puis refusant d’y croire, attendant l’arrivée d’un ennemi qui n’existe plus, ils en viennent à se faire la guerre entre eux pour la possession de l’unique femme à leur portée : Keiko, surnommée la Reine des Abeilles.

Avis :

En comparaison d’autres illustres cinéastes de l’âge d’or hollywoodien, le nom de Josef von Sternberg n’est guère passé à la postérité dans l’histoire du 7e art. Malgré des incursions notables, comme L’Impératrice rouge ou son adaptation de Crime et châtiment, le réalisateur a connu une carrière houleuse. Son potentiel artistique a souvent été bridé par les velléités mercantiles des producteurs issus de grands studios. L’homme se distingue néanmoins par des œuvres intéressantes. Au début des années 1950, il se rend au Japon pour concrétiser un projet aux antipodes de ce qu’il a déjà mis en scène : Fièvre sur Anatahan.

À cette époque, l’ouverture culturelle de l’archipel nippon à l’échelle internationale se résume à quelques grands noms tels que Yasujirō Ozu ou Akira Kurosawa. En Occident, l’engouement des spécialistes et des historiens du cinéma ne surviendra que plusieurs décennies plus tard. Fièvre sur Anatahan, avant-dernier métrage de Sternberg, constitue une véritable singularité, tant dans sa filmographie que dans le 7e art dans son ensemble. Si l’on peut noter le clivage entre les origines austro-américaines du réalisateur et son équipe de tournage japonaise, cet aspect ne provoque pas de divergences artistiques. De ce point de vue, Sternberg n’est pas aussi isolé que ses personnages.

Pourtant, Josef von Sternberg a une vision très particulière de cette histoire inspirée de faits avérés où des soldats naufragés trouvent refuge sur une île. Celle-ci est uniquement occupée par un couple. Afin d’exposer son propos, la découverte et le déroulement de l’intrigue se font à la manière d’un récit épistolaire, renvoyant ainsi au livre Anatahan, écrit par Michiro Maruyama. La voix off accompagne le spectateur tout au long du film. Il témoigne des évènements sous l’angle partial d’un des survivants. On notera le ton monocorde et impassible qui vient contredire la subjectivité de la narration, voire de certains élans passionnés à l’évocation de Keiko.

Objet de désir et de fascination, Keiko symbolise ici l’image de la femme avec toute la connotation sensuelle et sibylline qui la caractérise. Au fil de la progression, elle est un catalyseur de frictions exacerbées, puis de convoitises. Si elle n’est en rien responsable des évènements qui surviennent, elle devient pour les naufragés un prétexte pour noyer leur désespoir dans des ambitions discordantes. Au-delà de l’appétence charnelle, il y a une volonté de se hisser au sommet du pouvoir (de la chaîne alimentaire ?) afin d’asseoir sa domination auprès de l’autre. En ce sens, l’une des séquences les plus frappantes demeure ce plan de célébration du Nouvel An.

Les protagonistes forment une pyramide avec différents niveaux de hiérarchie où l’on constate la place de Keiko, alors remisé au rang de divinité, puis des soupirants, de la masse et, enfin des laissés-pour-compte. Si le public a conscience du nombre d’années qui s’écoulent, ce n’est pas le cas des naufragés. Au fur et à mesure, la perte de repères temporels se fait l’écho d’un désespoir croissant. D’un ordre militaire, on ne sombre pas forcément sur un système anarchique, mais une monarchie tyrannique où le statut de « roi » est aussi envié que dangereux. On appréciera le fait que les reliquats de la civilisation, comme les armes, sont davantage considérés comme les principaux vecteurs des tensions observées et non d’un moyen de défense.

Bien que cruelle, cette même civilisation demeure l’esclave d’artefacts qui, là encore, élève l’homme au-delà de sa condition. Le semblant de cohésion s’effrite face à l’avidité et à l’abattement général. On convient alors que le concept de survie ne tient pas à s’adapter dans un environnement sauvage, mais à se prémunir de la nature de l’homme, particulièrement veule. Le message sous-jacent est tout aussi pertinent que subtil. On regrette néanmoins des affrontements assez sommaires où les coups de poignard dans le dos et les blessures par balles souffrent de procédés vieillissants, voire de trucages purement absents.

Passablement oublié depuis sa sortie, Fièvre sur Anatahan constitue une œuvre particulièrement intense et âpre sur la notion d’humanité. Sous couvert d’un récit de survie, Josef von Sternberg dépeint une fresque lucide et sans concession sur la convoitise, le désespoir et l’isolement, à défaut d’une véritable solitude. Sans pour autant faire preuve d’élans féministes avant-gardistes, le réalisateur trace un portrait de la femme autrement plus fascinant. Eu égard à la narration, il persiste une distance entre le spectateur et l’œuvre. Il n’en demeure pas moins une incursion probante, originale et ambitieuse dans le domaine du 7e art.

N.B. À la croisée des styles, Josef von Sternberg insuffle une approche théâtrale, voire expressionniste, avec cette narration omnipotente. À moins de posséder des bases en japonais, seules les lignes d’explications en anglais (sous-titrées en français) permettent d’interpréter les images. Un procédé audacieux qui contraste avec un traitement classique du cinéma.

Note : 16/20

Par Dante

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