Auteurs : Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou
Editeur : Delcourt
Genre : Cape et Epée
Résumé :
Deux fiers bretteurs – l’un loup, l’autre renard – découvrent, grâce à une carte cachée dans une bouteille, l’existence du fabuleux trésor des îles Tangerines. De geôles en galères, nos deux gentilshommes s’embarquent pour une incroyable aventure avec pour compagnon le terrible Eusèbe, lapin de son état…
Avis :
On dit souvent que la BD est une lecture pour les enfants. Que les dessins, quand on grandit, c’est surfait et que finalement, rien ne vaut un bon gros roman de 500 pages avec beaucoup de drame dedans. Et parfois de cul. Il semblerait que grandir ait pour sens la perte de l’innocence et de son âme d’enfant. Mais qui plus est, il semblerait que grandir soit aussi un synonyme de cynisme et de prétention. Sauf que les plus grands auteurs, ceux qui aujourd’hui encore sont adaptés au théâtre, en film ou dans d’autres formats, sont ceux qui ont su garder une âme d’enfant et qui transportent les gens dans un imaginaire fabuleux, peuplé de chimères, de dryades et de héros invincibles. Molière, Shakespeare, Méliès, La Fontaine, Aristote, Platon, Robert-Louis Stevenson et consorts n’ont-ils pas gardé cette part enfantine qui leurs ont permis d’accoucher d’œuvres transcendantales qui aujourd’hui encore font écho à notre imaginaire et notre façon de concevoir les choses ? Et il faut croire que parmi ce panthéon d’auteurs, il faut rajouter Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou.
Aventure commencée en 1995, De Cape et de Crocs propose de suivre deux amis, un renard et un loup, dans une aventure ubuesque à travers le monde et bien au-delà, puisque ils vont même se retrouver sur la Lune. Bande-dessinée hommage au théâtre et à la littérature du XVIIème siècle, cette saga va trouver du génie dans son mélange des genres et dans la justesse des propos. Véritable vivier de talents, De Cape et de Crocs est le genre de BD unique que l’on ne trouve pas ailleurs et dont le fond, ainsi que la forme, sont uniques et propose une véritable alternative à cette littérature classique qui peut paraître hermétique de nos jours. Véritable cri d’amour pour la langue française et son patrimoine, c’est après plus de vingt ans de bons et loyaux services que la saga s’achève sur un dernier acte époustouflant, qui nous laisse la larme à l’œil et le cœur gros de devoir dire au revoir à cette fine équipe.
Explorant à quasiment chaque tome des thématiques différentes (on pourra voir du récit de piraterie, des références évidentes au genre de cape et d’épée, mais aussi à la science-fiction avec ce voyage sur la lune qui fait écho à Cyrano de Bergerac mais aussi à Georges Méliès), cette série va alors prendre une dimension insoupçonnée lorsqu’elle aborde des moments tragiques ou héroïques. Parlant aussi bien de la force de l’innocence et de la candeur avec le personnage d’Eusèbe que de la colère et de l’emportement avec le comportement sanguin de Don Lope, De Cape et de Crocs n’oublie pas non plus de parler des différences, de la soif de conquête ou encore de ces personnages secondaires que l’on oublie mais qui sont pourtant essentiels à une quête. Remettant sur le devant de la scène la notion d’honneur et de courage, la BD va se servir de sa forme pour renforcer son fond et y apporter quelques messages intéressants et transversaux.
D’ailleurs, la transversalité est un point d’orgue de cette saga qui emprunte son style aussi bien au théâtre qu’au cinéma ou encore à la littérature et à la poésie. Les alexandrins virevoltent, les mots fusent, jusqu’à atteindre un hommage non feint au rap, cette musique qui joue plus avec les mots qu’avec les instruments, afin de mélanger modernité et langue ancienne dans une osmose qui flirte avec l’impertinence. Cet amour des lettres se rejoint avec l’amour pour les récits historiques et les héros invincibles, ceux qui font rêver les gosses, ceux qui semblent intouchables et prônent des valeurs saines. Le voyage sur la Lune sera aussi l’occasion d’aborder toutes les aberrances de notre mode de vie, ne pensant qu’à la guerre, aux armes et à la destruction, alors que sur la lune, les duels se font à la barbichette et les maisons se meuvent pour apporter du changement, connaître l’inconnu et donc réfléchir sur sa propre existence. Car oui, De Cape et de Crocs, par-delà son ton badin et son dessin accrocheur qui ferait pâlir de jalousie Jean de la Fontaine, est une série qui fait réfléchir, divertit et surtout permet d’avoir un recul sur notre société. Ce n’est pas pour rien que certains personnages sont des animaux et que les références à Molière ou La Fontaine sont si nombreuses.
Bref, le premier cycle est une immense réussite sur tous les fronts, qui sont de cette BD un impératif pour tout fan du neuvième art. Les personnages sont tous attachants, apportant chacun une façon de penser différente mais faisant à chaque fois avancer les choses. Seuls les deux derniers tomes, qui se concentrent sur la vie d’Eusèbe avant qu’il ne soit emprisonné dans une Chébèque, sont un poil en dessous, la faute à une histoire plus triste, beaucoup plus sombre, qui fait de suite écho au gâchis de l’humanité. C’est moins drôle, c’est moins poétique, mais d’un autre côté, ça marche tout de même bien grâce à l’innocence de ce petit lapin blanc tout mignon.
Au final, De Cape et de Crocs est une bande-dessinée qui devrait être enseignée à l’école. Une réussite totale tant sur le fond que sur la forme et qui respire l’amour de la culture, quelle que soit son époque tant qu’elle préserve des valeurs humanistes et qu’elle permette de réfléchir à son propre condition. Franchement, des œuvres de cette trempe, il n’y en a pas beaucoup et il faut savoir en profiter. Merci messieurs Ayroles et Masbou, vous êtes certainement ce qui est arrivé de mieux à cette planète.
Note : 20/20
Par AqME
Une excellente critique pour d’excellentes BDs AqME! Les « De Cape et de Crocs » sont clairement à part dans l’univers de la littérature, et mériteraient sans doute une plus grande popularité.
Sinon d’ Ayroles aussi je te conseille Garulfo, c’est assez différent et probablement aussi un peu en dessous de sa série phare, mais ça mérite largement le coup d’œil.