Au moment où je mets mon micro en marche, nous sommes déjà en train de parler des lacunes de Frank en français, qui lui rendent difficile la lecture du livre sur Jess Franco (publié chez Artus). J’apprends du coup qu’il a rencontré Franco et qu’il est fan de son cinéma.
Frank Henenlotter : Ma soirée « double feature » rêvée, c’est d’abord Premutos et ensuite un film de Jess Franco [rires].
Wam :C’est donc pour ça qu’il y a une affiche française des Orgies du Docteur Orloff dans Chasing Banksy (son avant-dernier film).
FH : Oui mais en fait ce n’est pas Franco qui a fait ce film.
W : Vraiment ? Mince, j’étais sûr ! (il s’agit en fait d’un film de Santos Alcocer). Parce qu’il y a Howard Vernon dedans, un de ses comédiens fétiches.
FH : Hé oui, mais ce n’est pas un film de Jess Franco. Et j’adorerai le voir. Je ne pense qu’il soit disponible ici en dvd pour l’instant. Si c’était le cas, Fred (Frédéric Thibaut, un des programmateurs du festival) l’aurait déjà trouvé. Mais cette affiche est tellement belle. J’ai plusieurs de ces affiches françaises, de style Grand Époque, je crois qu’on les appelle comme ça. La première chose qu’on voit en entrant dans mon appartement, c’est une affiche grand format de Dans le Griffes du maniaque (1966). Mais le problème c’est que, ces affiches sont si grandes, et j’ai si peu de place sur les murs de mon appartement… Je n’ai pu mettre que celle-là. Mais j’ai deux autres affiches de Jess Franco, plus petites, que j’ai accroché au mur, Femmes en cage (1976) et Kiss me, monster (1969).
W : Croyez-le ou pas, je connaissais votre travail, mais avant de découvrir Sex Addict ici en 2011, je n’avais vu aucun de vos films. Donc cette année au festival je rattrape mon retard.
FH : Ça me va. Si vous avez commencé avec Sex Addict, c’est que vous avez commencé avec ce que je considère comme mon meilleur film.
W : Et donc la première question qui m’ait traversé l’esprit en préparant cette interview c’est : Basket Case 3, c’était en 1991, Sex Addict en 2008.
FH : Pourquoi autant de temps ?
W : Mais oui, bon sang, où est-ce que vous étiez passé ?
FH : Hé bien, selon moi, le marché a sérieusement changé au Etats-Unis. Déjà, 80% des cinémas ont fermé leurs portes. Et ça s’est fortement répercuté sur les distributeurs spécialisés dans le cinéma d’exploitation et les séries B. Tout ce qui est resté, ce sont les majors, et elles se sont emparé des 20% restants. Donc le marché a vraiment changé, et c’était une époque où j’avais envie de me diriger vers quelque chose de beaucoup plus surréaliste, m’éloigner de la narration en elle-même, et vraiment me rapprocher du pur surréalisme. Mais personne n’était d’accord avec cette approche, et personne ne voulait produire les projets que j’avais envie de faire. Donc même si j’avais eu envie de continuer, je n’aurai pas vraiment pu. Tout ce qu’on voulait me voir réaliser, c’était Frères de sang 4. Et 5. Et 6. Et heureusement, je me suis retrouvé impliqué dans une petite compagnie vidéo, Something Weird, je suis devenu un des partenaires, nous avons étendu notre catalogue aux dvds, et au final j’ai passé 16 des meilleures années de ma vie à rechercher de vieux films. Des films qui avaient été oubliés, et dont certains étaient ravis qu’ils aient été oubliés, des films de sexploitation, d’horreur, même pas de la série B, mais de la série D, de la série E, de la série F… Des trucs qui n’avaient été diffusés que dans des drive-ins de la Caroline du Nord, ou de la Caroline du Sud, bref des films rares et oubliés. Et on a trouvé un moyen de rendre ça commercial. C’était notre approche, c’était assez drôle. Je me suis retrouvé à superviser notre catalogue dvds, et au final on a eu un succès incroyable. On a fait tellement d’argent… En fait j’ai fait plus d’argent avec les dvds de Something Weird qu’avec l’ensemble de mes films. Donc j’étais pas mal loti. Et j’étais toujours au sein d’un univers que j’aimais, je faisais juste quelque chose de différent. Au lieu de faire de nouveaux films, j’offrais aux Etats-Unis des pépites comme The Curious Doctor Humpp (La Venganza del sexo, 1969). J’adorai ce genre de films, et j’adorai faire ça. Et ensuite, le marché du dvd s’est effondré. Et nous savions que ça arriverait. Dès que Tower Records (une des plus grandes chaînes de magasins de disques et dvds) a fait faillite, on a su que tout le reste allait tomber. Virgin a suivi, et puis ça a été un effet dominos pour tous les autres magasins d’Amérique, ils ont tous disparus. Aujourd’hui, le marché du dvd est mort en termes de magasins. Le public lambda est plus intéressé par Netflix et la télévision.
W : Et les films piratés.
FH : Pas vraiment, c’est plutôt dû à tout ce à quoi les gens ont accès sur leur ordinateur et leur écran plat, par les services de streaming, c’est une toute nouvelle génération qui n’a pas un esprit de collectionneur. Pour eux, c’est juste assez bon pour être vu sur leur Ipad, mais je me dis, c’est pas possible, comment on peut faire ça… Vraiment, tout a changé, et on savait que Something Weird allait avoir des ennuis. Et heureusement, encore une fois, à cet époque un de mes amis, le rappeur R.A Thornburn, a.k.a R.A the Rugged Man, un mec formidable, complètement fou dans le bon sens du terme, m’a dit qu’il pourrait récolter une petite somme d’argent et m’a proposé de faire un nouveau film. Et j’ai dit oui, bien sûr. Je n’avais pas décidé d’arrêter, j’avais juste suivi les opportunités, et l’opportunité me ramenait vers la réalisation. Mais c’était une si petite somme d’argent… Et le cinéma d’horreur a changé, les films indépendants n’existent plus vraiment, tout est supervisé par les majors, et ils ont des CGI que je ne peux pas me payer. Je n’aurais pas pu rivaliser. Donc on s’est dit, faisons quelque chose de différent, quelque chose à quoi il n’oseront pas toucher. Et qu’est-ce qui effraie encore à ce point les américains de nos jours ? Le sexe. Du coup on a fait un film d’horreur qui rendrait à nouveaux les gens nerveux à propos du sexe [rires]. Comme c’était le cas dans les vieux films. Et ça s’est très bien passé. Et de fil en aiguille j’ai recommencé à faire des films, des documentaires, etc.
W : Justement, parlons de vos documentaires. Pourquoi passer au documentaire, et pourquoi Hershell Gordon Lewis (Frank Henenlotter a réalisé en 2010 The Godfather of Gore sur le réalisateur culte) ?
FH : À la base c’était un projet de Something Weird. Je n’étais pas impliqué dedans parce que j’étais sur le point de réaliser Sex Addict. C’est Jimmy Maslon qui l’a commencé, et a tourné la plupart des interviews, mais ils n’ont pas réussi à mettre tout ça en place. Ils avaient énormément de matériau, mais à chaque fois qu’ils essayaient de construire quelque chose avec, c’était un désastre. Mike Vraney (fondateur de Something Weird, décédé en 2014) est venu me voir, une fois Sex Addict terminé, et m’a demandé ce que je pouvais en faire. Tout ce qu’ils avaient monté était horrible, mais les rushes de ce qu’ils avaient tourné étaient géniaux, il était là leur film. Et Mike m’a dit « ok, reprenons tout à zéro ». Donc j’ai filmé quelques séquences, mais globalement je n’ai fait que donner sa forme au film. Juste des décisions narratives, pour que ce soit plus fluide. Et je pense que ça fonctionne.
W : Oui ça fonctionne.
FH : Et plus important, les fans de cinéma d’horreur, et notamment d’Hershell Gordon Lewis, l’aiment beaucoup. Et lui aussi l’aimait beaucoup.
Mais j’ai toujours voulu tourner un documentaire sur la sexploitation (That’s Sexploitation, 2013), seulement je me disais que c’était un trop gros sujet. Et j’ai dit à Mike Vraney « je ne veux pas faire un film académique, je ne veux pas analyser les préoccupations morales de l’époque, avec quelqu’un qui en parle. Mettons-y plutôt le maximum d’extraits, c’est ça qui fera le film ». Oui on aurait pu discuter des aspects plus sombres des roughies (un sous-genre de la sexploitation plus dur, à base de masochisme et de domination), du plaisir que peut prendre un homme un peu dérangé à dominer des femmes. On aurait pu, mais ça ne m’intéresse pas [rires]. Je me suis dit, amusons-nous avec ce film. Ça parle de gens à poil qui font n’importe quoi, allons-y franco ! Et c’était une joie absolue de faire ça, on a pris tous les extraits des films du catalogue de Something Weird, et même de films qui avaient été perdus, comme Sandy, the Reluctant Nature Girl (ou The Reluctant Nudist 1964), dont nous avions des chutes. Le film dure deux heures et seize minutes, et j’aurai aimé qu’il dure seize heures [rires]. C’était tellement amusant.
Mais le film qu’on vient du tourner sur Mike Diana (Rough Cut, dont on vous parle dans le compte-rendu du 5ème jour), est probablement le seul réellement important de toute ma filmographie, le plus sérieux. Quand tu as un jeune artiste de 22 ans qui est là pour créer, qui crée, oui quelque chose d’offensant, oui quelque chose de perturbant, mais qui n’est que la façon qu’il a choisi pour s’exprimer, et que la justice décide non seulement qu’elle n’aime pas ça, qu’elle va l’empêcher de le faire, mais en plus qu’elle va le mettre en prison pour ça, c’est insensé… Et je n’avais pas entendu parler de l’histoire à l’époque, depuis New York. Ça se passait en Floride. Et je sais que l’Histoire se répète, invariablement. Du coup je me suis dit qu’il était très important de faire ce film, que les artistes de tous bords, qu’ils soient peintres, écrivains, peu importe, pourraient s’identifier. Ce qui m’a toujours amusé, c’est de voir le nombre de livres qu’on vous fait lire à l’Université, comme Ulysse de James Joyce, qui a une certaine époque ont été qualifiés d’obscènes. Et interdits. L’Ulysse de James Joyce… Obscène… Nom de Dieu… Je me suis dit que c’était important de rappeler ça aux gens. Et j’ai toujours été outré de voir des adultes dire à d’autres adultes ce qu’ils sont autorisés à voir ou à entendre. Cette faculté à considérer que leur esprit est supérieur, qu’ils savent si quelqu’un va commettre un crime en regardant ou en lisant telle ou telle chose. Et qu’ils doivent les empêcher de les lire. Donc je pense, j’espère, que c’est un documentaire intéressant, qui fera du bien. Et qui fera découvrir Mike Diana, un artiste complètement dingue. Quand vous découvrez son travail pour la première fois, ça a l’air très menaçant. Je montre beaucoup de ses œuvres dans le film, mais je ne voulais pas immédiatement choquer le public au point de le faire sortir de la salle. Je voulais lui dévoiler de quoi ce type est capable. Le premier strip qu’on montre contient beaucoup de violence, du gore, un enfant battu, des insultes, et pourtant je crois que c’est un des comics les plus profonds et poétiques que j’ai jamais lu. Du coup je me suis dit commençons par ça, et voyons s’il reste des spectateurs après [rires].
W : Donc ça c’est votre tout dernier film. Revenons au point de départ, et Frères de sang. En présentant le film l’autre jour vous avez plus ou moins dit que vous ne l’aimiez pas beaucoup.
FH : Ce n’est pas tellement que je ne l’aime pas. En fait, j’en ai une vision différente de la vôtre. Moi je vois toutes les erreurs qu’un réalisateur débutant peut faire. Je vois la négligence de quelqu’un qui n’a aucune patience, et surtout le film que j’ai été forcé de faire parce que je n’avais personne autour de moi qui sache vraiment comment faire un film. J’étais dépendant du budget. Maintenant je m’entoure de gens qui connaissent leur boulot, qui savent comment éclairer un plateau, et faire en sorte que le film ressemble à quelque chose. J’aime cadrer mes films, donc je le fais encore de temps en temps, mais pas aussi souvent qu’avant. Donc je vois vraiment Frère de sang différemment de n’importe qui d’autre. Ce n’est pas tellement que je le trouve mauvais, c’est juste… Il est ce qu’il est, disons-le comme ça.
W : C’est vrai qu’il ressemble à ce qu’il est, un premier film, mais il a quelque chose de différent, quelque chose d’étrange (Something Weird en VO), d’éxubérant. C’est au-delà de l’humour noir ou du splatter. Quelque part vous avez créé une sorte d’humour « répulsif ». Le genre de film où vous pouvez dire dans la même phrase « Berk, c’est dégoûtant. Hé, attends, c’est génial ! »
FH : Et j’en étais conscient en le faisant. Je savais que j’allais avoir des problèmes, je n’avais pas assez d’argent pour le faire convenablement, je n’avais pas l’équipement adéquat, le monstre ne marchait pas assez bien, qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire… Et puis j’ai réfléchi. Le script initial était très sombre, beaucoup plus sérieux. Et j’ai réalisé que ça ne marcherait pas en l’état. Il fallait au contraire que je célèbre d’une façon ou d’une autre le côté cheap du film en jouant sur l’aspect « quartier mal famé ». Et il fallait que je m’amuse avec, que je rende l’humour aussi important que le sang. Voire combiner les deux. Je pensais aussi que personne ne verrait jamais ce film, et ça m’a donné une certaine liberté. Je n’avais pas à me soucier de la réaction du monde envers mon film, le monde ne s’en rendrait même pas compte. Ça m’a donné la liberté de jouer avec, d’essayer tout ce que je voulais. Est-ce que ce mélange de comédie d’horreur et d’éléments choquants va fonctionner ? Je ne sais pas. On a qu’à le faire et on verra bien. En fait je laisse toujours mes films devenir ce qu’ils veulent être. Vous pouvez avoir une idée, vous pouvez avoir un scénario, mais à partir du moment où le film devient réalité, avec un plateau de tournage, et des acteurs, il va changer. Ce ne sera pas similaire aux images que vous aviez en tête. Ça va être différent, il ne faut pas combattre ça. Il faut aller avec, avec ce que c’est en train de devenir. Je pense que tous les films que j’ai fait se sont créés eux-mêmes. Bien sûr j’ai aidé, mais je ne suis jamais allé contre la direction qu’ils prenaient. Et la seule fois où ça s’est mal passé c’est sur Frères de sang 3. Mais toutes les autres fois, je pense que le film est devenu meilleur que ce que j’aurai pu imaginer.
W : Ce concept d’humour répulsif c’est quelque chose qu’on retrouve dans tous vos films, et c’est encore plus présent et plus fou dans Elmer le remue-méninges. Et en voyant le film pour la première fois hier, j’ai remarqué d’importantes similitudes entre celui-ci et Frères de sang. Jusqu’à ce qu’au détour d’une scène, on retrouve ce satané Duane ! [Frank éclate de rire] Bien sûr qu’il y a des similitudes, ils partagent le même univers ! Mais au-delà du caméo, on se rend compte que les deux héros essaient de contrôler une créature qui, quelque part, est une partie d’eux-mêmes. Du coup je me demandais si c’était conscient, si vous avez pris un concept étrenné avec Frères de sang, pour le réutiliser de façon plus abouti dans un autre film au concept similaire.
FH : Ce n’est pas aussi conscient que vous le pensez. Ce que je voulais faire avec Elmer, le remue-méninges, c’était Faust. Elmer étant Mephistophélès. C’est un contrat. Je te donne quelque chose qui te plaira, et tu me donnes quelque chose en échange. J’ai commencé par ça. Mais à l’origine, la créature était plus un parasite, avant qu’on le designe de cette façon. Je me rendais compte des similitudes entre celui-là et Frères de sang, mais à la limite on s’en fout. Il y a bien des rapprochements, mais ce n’est pas par ça ou à cause de ça que j’ai lancé la production du film. Ca a juste évolué.
W : C’est quelque chose qui reste un peu inconsciemment dans votre esprit.
FH : Oui. Je trouve aussi qu’il y a quelque chose de fascinant là-dedans. Quand je regarde un film de monstre, je trouve que la meilleure partie reste quand un personnage s’identifie au monstre. Déjà, c’est quoi un monstre, c’est un peu absurde. Et puis combien de fois vous avez vu quelqu’un avoir une conversation avec un monstre ? C’est génial ! Ca fait partie de ce que j’ai le plus aimé sur Frères de sang, écrire les dialogues entre Duane et son frère. Est-ce que c’est juste dans sa tête où est-ce qu’il lui parle vraiment ? C’est tellement drôle ! D’autant que c’était une conversation à sens unique, Belial répondant par télépathie. Et je me suis dit, avec Elmer, le remue-méninges, je vais enfin pouvoir avoir une conversation à double-sens. C’est d’ailleurs pour ça que je ne voulais pas faire d’Elmer une sorte de Freddy Krueger, je ne voulais pas qu’il fasse de blagues. Enfin il fait des blagues, aux dépends du jeune homme d’ailleurs, mais c’est vraiment une créature malveillante, qui essaie de le séduire en lui promettant monts et merveilles. Écoute la lumière, Brian, écoute la lumière… Et bien sûr c’est une métaphore de la drogue, évidemment. Quand j’ai réalisé ce que cette créature pouvait offrir au héros, je n’étais plus très sûr, je ne voulais pas voir Brian vomir du sang, ce genre de chose avait déjà été fait, et je me suis dit pourquoi est-ce qu’Elmer ne se nourrirait pas de lui d’une certaine façon, en lui injectant un fluide pour le forcer à faire des choses ? Waouh, c’est une sacrée métaphore de la drogue, allons-y ! Et je n’ai pas été spécifique sur le type de drogue, parce que pour moi c’est la totalité d’entre elles [rires].
W : Mais c’est presque plus pour moi qu’une métaphore de la drogue, ça pourrait être une gigantesque représentation visuelle du concept de drogue et d’addiction. Elmer pourrait ne pas exister enfin de compte, il ne parle qu’avec Brian, on ne le voit jamais parler à quelqu’un d’autre. Brian pourrait juste être défoncé, et tuer des gens, violer, mutiler, et Elmer n’être que dans sa tête. Ça pourrait être un autre niveau de lecture.
FH : Il y a un possible débat à avoir là-dessus. Je n’y avais jamais pensé, mais en fait ça a plus de sens que ma propre version [rires].
W : Ca serait beaucoup plus sombre.
FH : Effectivement. Je crois que personne ne voit Elmer à part Brian. Ah si, le vieux couple du début.
W : Oui c’est vrai, mais si on considère qu’ils sont aussi sous l’influence de la même drogue, Elmer pourrait juste être la représentation de cette drogue pour le spectateur.
FH : Qui sait… Mais c’est intéressant. Si vous avez une bonne métaphore, si vous avez une bonne idée pour un film, toute interprétation de la part du spectateur est valide. Tout le monde peut avoir raison, même si je n’y avais pas pensé avant.
W : C’est toute la beauté de la chose.
FH : Je crois oui. Une amie à moi, Lisa Cunningham, a écrit des thèses sur mes films. C’est très académique, c’est une professeure. Elle m’a fait passer ce qu’elle a écrit, et je n’arrivais même pas à comprendre. Je ne sais pas de quoi elle parle. Elle a écrit un livre sur la femme au cinéma, et dans un des chapitres elle clame haut et fort que Belial (la créature de Frères de sang) est en fait une femelle. Je n’aurai jamais jamais pensé à ça, et elle était morte de rire en me le disant, « tu ne vas jamais le croire Frank », mais en fait son argumentation tenait la route. Je me suis dit, ben elle a fait son boulot. Et maintenant je ne peux plus penser qu’à ça [rires]. Je ne sais pas, ça serait quelque chose.
W : C’est peut-être parce qu’il y a quelque chose de plus dans vos films que du simple splatter movie. J’y ai vu des thèmes beaucoup plus forts et profonds. Ca parle de chair, de mutation, de transformation, de sexe, de sensualité bizarre, quelque part vous êtes un peu le David Cronenberg des impasses de New-York.
FH : J’ai grandi à l’époque où les premiers splatters, les premiers slashers, ont été réalisés. Et j’ai de suite détesté la formule. Quelque chose s’est passé pendant un camp d’été il y a 20 ans, et maintenant des personnages plats et sans profondeur vont se faire tuer les uns après les autres, ça apporte quoi ? Je veux dire qu’est-ce que vous allez retenir de ça ? À peu près rien. Et je ne voulais pas aller par-là, je voulais aller dans une toute autre direction. Et pourtant j’avais plein de propositions pour réaliser des slashers à petit budget, et je n’ai jamais voulu. Et je leur demandais à chaque fois « est-ce que je peux réécrire le scénario ? » et ils répondaient « bien sûr, à condition que vous ne changiez rien. » [rires] Je voulais juste faire quelque chose de différent, c’est tout. Tout a déjà été fait, tout a déjà été vu, depuis les films muets, ça a déjà été fait. Il y a juste des variations autour des mêmes sujets. Et je ne voulais pas faire la même merde encore et encore. Les mêmes films d’horreur. Je n’ai pas vraiment d’analyse profonde, je n’ai pas de vision particulière de la vie que je veux partager, je n’ai pas de grandes idées, je ne voulais juste pas faire un énième slasher. Un peu comme si je disais aujourd’hui « Hé, faisons un film de zombies ». Si je disais ça, j’espère de tout mon cœur que mes collaborateurs me feraient sauter la cervelle sur le champ. La seule situation qui pourrait me faire faire un film de zombies, ce serait si je vivais encore 100 ans, et qu’à ce moment-là plus personne ne faisait ce genre de films. Parce que je pense que c’est le temps que ça va mettre avant qu’on en soit débarassé.
W : Ça doit être inconscient alors, parce que j’y ai vu quelque chose de plus profond, thématiquement parlant, notamment dans Elmer, le remue-méninges.
FH : Oui, j’en ai conscience. Après tout, c’est moi qui l’ai mis dans le film, mais je ne l’ai pas fait avec l’idée de partager une idée profonde, j’ai juste voulu réalisé un film d’horreur original et fun. Et si jamais il y a une sorte d’intelligence résiduelle dedans, tant mieux, ça ne fait que rendre le film plus intéressant.
W : C’est un bonus.
FH : Oui. Honnêtement, je ne fais pas de l’art, je fais du divertissement. Si, par accident, certains de mes films vont au-delà du divertissement, tant mieux. Mais ce n’est pas mon but.
W : Et j’ai découvert avec Elmer que vous avez bossé avec Jim Muro (réalisateur de Street Trash qui n’a plus rien réalisé par la suite).
FH : Oui, bien sûr. C’était juste un gamin de 14 ans quand je l’ai rencontré. Un gamin plein de vie qui aimait passionnément le cinéma. Et j’adorai lui montrer des films, on passait beaucoup de temps ensemble. Et quand j’ai fait Frère de sang, il m’a suivi, il faisait un peu tout, un peu de son, un peu de régie, on peut même l’apercevoir en figurant dans une des scènes qui ont lieu dans le hall de l’hôtel. Juste après ça il a eu l’argent et l’opportunité de faire Street Trash, au moment où moi je faisais Elmer, le remue-méninges. D’ailleurs le premier meurtre d’Elmer a été tourné dans la même casse automobile que Street Trash, qui appartenait au père de Jim. Je crois que deux mois après la fin du tournage de Street Trash, je tournai cette scène d’Elmer. À ce moment-là Jim m’a dit qu’il avait une super idée, il voulait s’acheter une steadycam et apprendre à l’utiliser. Et je ne comprenais pas pourquoi il voulait faire ça, je pensais que c’était une idée idiote, pourquoi est-ce qu’il ne continuait pas à réaliser des films ? Et bien sûr, qui était le plus malin au final ?… Il est devenu un des plus grands steadycamer d’Hollywood. Ça a été la décision la plus intelligente qu’il ait jamais prise. Je n’arrêtai pas de lui dire de continuer à faire des films, et heureusement il n’a jamais écouté aucun de mes conseils. [rires]
W : J’ai pensé à quelque chose en voyant le film, la substance bleue qu’injecte Elmer à Brian ressemble trait pour trait au liquide qui jaillit des personnages de Street Trash quand ils boivent l’alcool frelaté. Ca m’a fait pensé à Street Trash, et dans le générique, qui je vois crédité ? Jim Muro ! Sur le coup je me suis demandé si vous aviez utilisé la même substance.
FH : [rires] Non pas du tout. Je me rappelle avoir mentionné le fluide bleu dans le scénario. Je me demandais quelle couleur ça pourrait avoir, je voulais quelque chose de doux, de paisible. Il a peut-être été inspiré, mais il a plus probablement utilisé le même bleu parce qu’il tournait un film qui impliquait des types en train de fondre en technicolor. Il n’y avait pas de connexion assumée. Ca serait une histoire que j’aimerai raconter mais ce n’est pas le cas [rires].
W : C’est une heureuse coïncidence.
FH : Oui. Mais Jim a été steadycamer sur Elmer effectivement. Il n’a pas travaillé sur beaucoup de séquences. Si, en fait il a travaillé sur beaucoup de séquences. Mais ça dépendait des scènes. Il y a des scènes où c’est moi qui était derrière la caméra, pour avoir cet effet plus habituel de caméra portée. Par exemple la scène du nightclub, où je me balade entre les gens, je ne voulais pas que ce soit fluide, comme avec une steadycam, je voulais vraiment qu’on se sente au milieu de ces allumés qui dansent. Mais je crois que c’est après Elmer qu’il a filé pour Hollywood et qu’il a lancé sa carrière.
À ce moment-là, Pauline du festival entre discrètement dans la pièce. Frank est attendu pour aller tourner des plans à Toulouse pour son dernier film, et nous devons mettre court à l’interview.
Par Corvis