Auteur : Leni Zumas
Editeur : Les Presses de la Cité
Genre : Dystopie
Résumé :
États-Unis, demain. Avortement interdit, adoption et PMA pour les femmes seules sur le point de l’être aussi. Non loin de Salem, Oregon, dans un petit village de pêcheurs, cinq femmes voient leur destin se lier à l’aube de cette nouvelle ère.
Ro, professeure célibataire de quarante-deux ans, tente de concevoir un enfant et d’écrire la biographie d’Eivør, exploratrice islandaise du XIXe siècle.
Des enfants, Susan en a, mais elle est lasse de sa vie de mère au foyer – de son renoncement à une carrière d’avocate, des jours qui passent et se ressemblent.
Mattie, la meilleure élève de Ro, n’a pas peur de l’avenir : elle sera scientifique. Par curiosité, elle se laisse déshabiller à l’arrière d’une voiture…
Et Gin. Gin la guérisseuse, Gin au passé meurtri, Gin la marginale à laquelle les hommes font un procès en sorcellerie parce qu’elle a voulu aider les femmes.
Avis :
Les heures rouges est un roman qui choque, qui perturbe et qui fascine à la fois. Le vocabulaire employé est cru, violent et parfois même humiliant. Rien n’est laissé au hasard. L’auteur veut marquer ses lecteurs et exprimer les choses telles qu’elles le sont et telles que la vie nous les donne. Le sujet du roman est lourd en lui-même : lourd en conséquence, en histoire, en révolution et en souffrance. Ce roman n’est pas à poser dans toutes les mains, et pas seulement à cause du vocabulaire employé. En effet, pour le comprendre et savoir y percevoir tous les messages cachés ou non, cela demande de la maturité et un esprit critique assuré.
L’auteure a imaginé un univers où l’avortement est interdit et où il est même défendu à des femmes d’avoir des enfants via fécondation in vitro. Une des futures lois à venir n’améliore rien en empêchant aussi l’adoption par des parents célibataires. L’embryon est considéré comme ayant une conscience et donc des droits. Ce dernier a ainsi le choix de vivre ou non et avorter est un meurtre. Ce sujet, toujours à débat dans certains cercles aujourd’hui, est perturbant et bannit tout contrôle de leurs corps pour les femmes. L’auteure s’aventure sur de nombreux domaines politiques, religieux et existentiels, aux valeurs souvent inégales selon les traditions et les cultures.
L’histoire nous conte la vie de pas moins de 5 femmes : une exploratrice, une guérisseuse, une épouse, une adolescente et une biographe. Les chapitres reprennent ces quatre derniers descriptifs comme si l’identité légale des protagonistes importait peu. Et c’est en fait le cas. Concernant l’exploratrice, sa vie nous est narrée via des passages du prochain livre de la biographe qui s’échine à retracer la vie d’Eivør, une exploratrice islandaise du XIXe siècle qui mériterait d’être davantage connue. La biographe est incontestablement celle dont les chapitres s’intéressent le plus de par ses liens avec tous les autres personnages et de par les conséquences de ses envies.
Ce lien qui existe entre toutes ces femmes ne nous saute pas de suite aux yeux et c’est là que l’on voit le talent indéniable de l’auteure. Au fur et à mesure des chapitres, on comprend et visualise les différentes relations en identifiant les rôles de chacune. La meilleure élève de la biographe, aussi professeure, est en fait l’adolescente ; la femme d’un des amis professeurs de la biographe est celle qui est appelée l’épouse ; etc. Certains liens sont plus vicieux et feront l’objet de révélations qui n’étonneront pas les plus futés d’entre vous. On se laisse malgré tout prendre au jeu avec facilité.
Le ton est dur, sombre, tout comme le quotidien des protagonistes qui évoluent dans une petite ville de pêcheurs. Le lecteur se sent happé par cette atmosphère malsaine et les premières pages ne sont clairement pas faciles à lire. Les héroïnes ne semblent pas heureuses dans leur vie, pour des raisons différentes, et ce malaise nous atteint en plein cœur. Il est dur de s’attacher à toutes ces femmes et cette proximité dépendra beaucoup de l’esprit du lecteur et de sa propre empathie. L’adolescente est certainement celle que l’on finit par le plus apprécier de par sa naïveté et sa grandeur d’âme.
Chaque histoire porte sur un sujet différent et est en lien avec le fait d’avoir des enfants. L’une en voudrait absolument un par exemple, alors qu’une autre n’en veut surtout pas ; l’une d’elles a des petits mais n’en est pas heureuse, etc. Chaque femme nous livre un message de vie intéressant et complexe à la fois qui évolue tout au long de chacun de leur récit. Les fins de ces 5 tranches de vie sont plutôt positives et cela fait du bien. Le lecteur essoufflé peut enfin respirer tranquillement et se réjouir.
Etant donné la divergence de certains points de vue dans le livre, il est difficile d’y lire un message clair de la part de l’auteure qui donnerait son propre avis et c’est tant mieux. Le livre nous permet de modeler notre propre opinion et d’interpréter les différents éléments comme bon nous semble.
La féminité est le sujet central de ce roman qui, en plus de parler d’avortement, parle de sorcières d’une manière qui n’est pas anodine, dans une ville proche de Salem. Un hasard ? La guérisseuse est d’ailleurs traitée de sorcière simplement parce qu’elle sait soigner par les plantes. Longtemps, des massacres ont été perpétués pour empêcher les femmes de connaissance de partager leur savoir. L’auteure nous donne des repères, des signes et des alertes, d’une manière intelligente et souvent détournée sur la cause féminine et finalement sur l’histoire de notre civilisation.
L’écriture est élaborée et soignée. Le vocabulaire cru ne plaira pas forcément à tout le monde et enlèvera son charme à l’histoire. L’auteure est talentueuse dans l’expression de ses propos, dans la narration de personnalités bien différentes et dans son utilisation de divers moyens écrits pour faire avancer son histoire (extraits de livres, de journaux, passages biographiques, …). Certains flashbacks ne sont pas toujours faciles à identifier au premier abord et les pensées endiablées de plusieurs personnages ne sont pas toujours aisées à suivre. Le rythme obtenu est original et captivant, bien que par moment décousu.
Les heures rouges est un roman d’actualités qui fait réfléchir tout en finesse spirituelle et ambition littéraire. Il fera certainement parler de lui !
Note : 14,5/20
Par Lildrille