Auteurs : Fabio Moon et Gabriel Ba
Editeur : Urban Comics
Genre : Drame
Résumé :
Simon Bacamarte, aliéniste diplômé, s’installe dans une paisible bourgade brésilienne et, au nom de la science, fonde un asile d’aliénés. Il commence par enfermer et classer les lunatiques, mais ne s’arrête pas là. Son emprise sur la population est telle que bientôt toute la ville est internée. L’aliéniste est-il celui qui soigne la folie, celui qui la fabrique, ou celui qui la porte en lui ?
Avis :
Il est toujours difficile d’adapter une œuvre de la littérature classique. D’autant si cette œuvre n’est pa française et semble être loin de nous. Certains scénaristes et dessinateurs s’y sont essayés, mais rarement des livres cultes sont devenus tout aussi cultes en BD. Bien évidemment, entre la limitation en pagination ainsi que le frein à l’imagination par le dessin, ce n’est pas évident de transposer un roman en cases et bulles. Il faut savoir que L’Aliéniste est un roman brésilien de J.M. Machado de Assis, qui fut édité en 1882 pour la première fois et qu’il fut un succès retentissant. A la fois œuvre onirique pour certains et conte réel et plausible pour d’autres, cette histoire fut un jolie succès, devenant rapidement un classique de la littérature brésilienne. C’est alors que les artistes œuvrant sur Daytripper s’intéressent à ce livre et décident de la mettre en images. Le résultat est excellent et tient toutes ses promesses.
Le docteur Simon Bacarmate est un médecin reconnu. Son obsession profonde reste le cerveau humain et plus précisément la folie. Devenant aliéniste, il va faire ouvrir un asile à Itaguaï, un petit village brésilien, où il va faire enfermer tous les habitants qu’il considère comme fou afin de répertorier et étudier les différentes facettes de la folie. On pourrait donc croire à une sorte d’histoire de psychanalyse de comptoirs avec une jolie morale à la fin, mais il n’en est rien.
La première chose qui frappe quand on commence la lecture de ce comics, c’est que le ton est vraiment très léger. Sans être vulgaire non plus (bien au contraire on aura plutôt un langage très soutenu), l’auteur aborde la folie sans gravité et avec un ton assez aérien. L’ensemble se révèle être très cynique, mais sans apporter aucun jugement. Et c’est là la force du récit. En effet, ce cynisme perpétuel amène des situations d’humour incroyable, dénotant totalement avec la gravité de la situation. On se rend vite compte que le plus fou de tous est bien l’aliéniste et qu’il arrive avec des tours de passe-passe à tirer son épingle du jeu.
L’autre point frappant viendra de la dissemblance dans l’univers. D’un côté on a un univers très ancré dans le réel, avec certains points de vue pertinents et des fous qui semblent vraiment l’être. Mais d’un autre côté, on a la présence de certaines situations complètement burlesques, fantaisistes qui montrent une nette rupture avec ce ton sérieux et terre-à-terre. Si cela surprend au début, ces vagues de surprise deviendront monnaie courante durant le récit et apporteront un peu de fraîcheur et surtout un humour dévastateur. On peut noter aussi qu’avec cette rupture de ton s’associe une narration intéressante qui ne porte aucun jugement. Si on voit bien que les plus fous sont presque les plus équilibrés, la voix-off éclaircit surtout sur les différentes situations et c’est elle qui apporte les moments d’humour. Finalement, quand on s’attarde rapidement sur le récit, on aperçoit que les bulles de dialogue sont assez minces et en retrait par rapport à cette voix qui rapporte les faits. Ceci dit, c’est très intéressant et cela apporte une dimension presque documentaire, rajoutant un peu plus de réalisme dans cette histoire loufoque.
Mais le plus important dans ce récit, c’est la réflexion qui est apportée sur la « normalité ». S’amusant à prendre pour fou toute personne ayant une addiction ou un toc, on voit bien que ce récit s’articule autour du grotesque, tout en y apportant une matière réflexive sur le libre arbitre de la science. N’y-a-t-il pas plus fou que l’aliéniste ? Chacun pourra y voir midi à sa porte, mais ce récit, très intelligent pose la problématique du statut du fou et celui de la personne équilibré et surtout des critères de classement de ces gens-là. Où se situe la normalité et où se situe la folie ? L’histoire a le bon gout de ne pas nous donner de réponses.
Enfin, on peut aussi évoquer le dessin, qui est très réussi dans son ensemble. Le choix de faire une colorisation dans des teintes jaunes et en fonctionnant avec des lavis est une superbe idée. Tout d’abord parce que cela rajoute une dimension historique à l’histoire, jouant encore plus avec le lecteur sur la dimension réelle ou pas de cette histoire. Mais aussi parce que cela rend bien et met en valeur le dessin de Fabio Moon. Certaines planches sont superbes et on regrettera peut-être des dessins approximatifs sur des plans plus larges et plus éloignés. Mais on chipote là.
Au final, L’Aliéniste est une réelle réussite, partant pourtant d’un matériel de base pas facilement exploitable. Gardant toute l’essence du cynisme du livre, Gabriel Ba et Fabio Moon signe un album d’excellente facture, interrogeant le lecteur sur la folie et le statut de normalité dans notre société. Un album malin, drôle et beau, ça ne se refuse pas.
Note : 16/20
Par AqME