Auteur : Neil Gaiman
Editeur : J’ai Lu
Genre : Fantastique
Résumé :
Quand les anciens dieux se sont installés en Amérique, amenés par de hardis navigateurs puis par les vagues successives d’émigrants, ils pensaient trouver un territoire à la mesure de leurs ambitions. Peu à peu, cependant, leurs pouvoirs ont décliné : Anubis – l’ancien dieu des morts égyptien – en est réduit à travailler dans une entreprise de pompes funèbres ! Et de nouvelles idoles – cinéma ou Internet – se sont imposées. C’est pourtant un humain, Ombre, qui se retrouve au cœur d’un conflit titanesque : à peine sorti de prison, découvrant que sa femme est morte et que son meilleur ami était son amant, il accepte un contrat aussi dangereux qu’étrange…
Avis :
Pour des raisons de cohérence et de lisibilité, les œuvres littéraires traitant de la mythologie scindent majoritairement leur intrigue selon leur origine et leur époque respectives. C’est notamment le cas de la saga Percy Jackson qui se cantonne à la mythologie grecque ou de L’évangile de Loki qui nous plonge dans les légendes nordiques. L’un des rares exemples probants qui fait preuve de syncrétisme reste le Cycle des dieux de Bernard Werber. Aussi, l’entreprise de Neil Gaiman pour réunir tous les panthéons divins (et démoniaques) existants à travers une seule histoire relève d’une ambition démesurée. Pourtant, cela correspond bien à la singularité de son œuvre et de son talent pour donner vie à des contes modernes.
American Gods s’avance comme une road story qui nous emmène sur les routes des États-Unis. À mi-chemin entre des élans nostalgiques d’un passé révolu et un nouveau départ pour les personnages, cette excursion est le point de mire pour développer sa mythologie. Mais avant de s’y attarder, l’auteur entretient sciemment le doute sur l’identité de ses protagonistes. Le fait d’affubler des patronymes rarement évocateurs de leur divin propriétaire concourt à rester, à tout le moins dans un premier temps, dans un cadre rationnel, voire nihiliste sur le recul que l’on peut porter envers notre époque, notre société. On notera d’autres occurrences qui vont en ce sens.
La caractérisation met en avant des protagonistes perfectibles et vulnérables. On leur prête des défauts tels que l’égocentrisme, l’arrogance, la lâcheté ou la vénalité pour certains d’entre eux. À cela s’ajoutent quelques vices assez courants, comme l’addiction à l’alcool, aux jeux d’argent, au tabac… Pour enfoncer le clou, les échanges et le langage employé sont souvent familiers, voire grossiers. Bref, ils n’ont rien à envier aux êtres humains et peuvent même se révéler plus maladroits qu’eux dans leurs actes et leur relation à autrui. L’approche est foncièrement déconcertante, car les repères d’une intrigue « classique » sont ici détournés avec une subtilité évidente.
Dans une ambiance désenchantée, on arpente ainsi les petites villes et les grandes mégalopoles où l’on apprend que les dieux de toute religion ont été exilés par les colons de toutes les époques. Les Amérindiens lors de la préhistoire, les Vikings au IXe siècle ou encore les esclaves en pleine période de l’indépendance des États-Unis. Certains interludes ou points de vue au fil du récit exposent ces faits. Il n’y a pas forcément de liens à proprement parler avec la trame principale, mais l’on dénote une propension commune à déléguer ses responsabilités envers des croyances. Croyances qui, au demeurant, s’avèrent tangibles dans les premiers âges de l’humanité avant de s’effacer progressivement face à l’impiété et au scepticisme.
Il n’est pas question de sombrer dans un discours religieux sentencieux, mais de comprendre un comportement récurrent chez l’homme ; quelle que soit sa religion ou son origine. Sous n’importe quelle forme que ce soit, la croyance est avant tout synonyme d’espoir, que l’existence humaine n’est pas vaine. Ce constat s’avère particulièrement probant quand la période contemporaine se tourne vers un autre type de divinités émergentes. Les médias, la télévision, la voiture ou encore Internet. L’allégorie est flagrante et propose une confrontation pour le moins saisissante entre les anciens dogmes voués à la déchéance et les mythes nouveaux fondés sur la mondialisation et la technologie.
Si la nature n’aime pas le vide, force est de reconnaître que l’humanité non plus. Sur fond de quête d’identité – les éternelles questions : qui sommes-nous ? Où allons ? – elle comble la vacuité de son existence par des mythes et des croyances qui perdurent à travers l’imaginaire collectif. En d’autres termes, l’oubli condamne les dieux (qui sont donc mortels, d’une certaine manière) et donne naissance à de nouvelles idoles, de nouveaux autels d’adoration tels que la télévision ou les médias de masse. Ce que sous-tend le présent ouvrage, c’est finalement que la croyance apporte plus d’importance à l’individu qu’à l’objet de sa foi. Il ne se contente pas d’être, mais de vivre, comme le souligne Laura, la défunte épouse d’Ombre.
Au final, American Gods est un roman d’une rare profondeur. Au milieu de ses instants de contemplation propre à une road story, le récit s’interroge sur le sens de la vie à travers la portée qu’on veuille bien lui accorder. Des personnages baroques, un discours sous-jacent d’une grande intensité, une symbolique soutenue par un travail historique et théologique de premier ordre. Neil Gaiman signe là une fable contemporaine à la fois juste et troublante. Rites vaudous et animistes, christianisme, mythologie scandinave, égyptienne ou même slave… Ici, les religions demeurent un instrument pour mieux dépeindre le cycle de vie qui régit l’existence des dieux et, par extension, celle de l’humanité. Une œuvre audacieuse d’une grande originalité.
Note : 18/20
Par Dante