
Titre Original : Kurutta Iffeji
De : Teinosuke Kinugasa
Avec Masao Inoue, Ayako Lijima, Yoshie Nakagawa, Hirosi Nemoto
Année : 1926
Pays : Japon
Genre : Drame, Thriller
Résumé :
Un ancien marin se fait embaucher comme concierge dans un asile d’aliénés afin de se rapprocher de son épouse, enfermée à l’hôpital après une tentative de suicide ratée. Un endroit où les heures passent au rythme des routines ordinaires du personnel et des étranges rituels des patients.
Avis :
Dans l’histoire du cinéma, la période expressionniste constitue une formidable source de découvertes de métrages méconnus, voire oubliés. Des conditions de conservation hasardeuses et les affres du temps ont pourtant oblitéré une partie non négligeable de ce patrimoine. Pour certains pays, le constat est d’autant plus préjudiciable. Parmi les nations les plus touchées, le Japon a perdu la majeure partie de ses productions d’avant-guerre. La faute à des conflits historiques, des catastrophes naturelles et à une piètre considération du format où le recyclage d’anciennes bobines était courant. Aussi, Une Page folle fait office de rescapé, a fortiori lorsque l’unique copie existante fut retrouvée dans la cabane de jardin de son réalisateur.

Le film de Teinosuke Kinugasa ne s’appréhende pas d’une manière conventionnelle. À l’époque, la projection d’un métrage s’agrémentait des commentaires d’un benshi, équivalent du bonimenteur. Il avait la possibilité d’improviser ou de citer un texte de référence. Or, il ne subsiste plus aucun document original pour accompagner les images. De même, l’histoire est dénuée d’intertitres. Sans être hermétique, son approche nécessite une attention toute particulière pour suivre le cheminement. Certes, le scénario ne présente pas d’éléments complexes ou difficiles à appréhender. Pour autant, le sujet de la folie a tôt fait de perdre le spectateur dans une frénésie aliénante.
« la réalisation fourmille de détails inventifs pour exprimer la démence »
La véhémence des premières images tend à retranscrire les divagations hallucinées des pauvres hères enfermés dans l’hôpital psychiatrique, a fortiori de son personnage central. La perte de repères, l’absence de cohérence et cette propension à opter pour un cadrage anarchique interpellent. En cela, la réalisation fourmille de détails inventifs pour exprimer la démence, ainsi que l’enclavement. D’une scène à la suivante, on songe à ces angles obliques qui confèrent une sensation de vertige, à cette distorsion des visages qui malmènent la perception des protagonistes et du public. Cela sans oublier ces séquences kaléidoscopiques. On distingue aussi une prédominance de barreaux ou d’éléments verticaux en premier plan. Ce qui renforce l’impression d’enfermement et de claustrophobie.
À voir ces faciès déformés par la souffrance, la colère ou la confusion mentale, il émane une atmosphère oppressante, presque malsaine. Teinosuke Kinugasa retranscrit l’environnement des hôpitaux psychiatriques avec une vision carcérale. Il en résulte la mise au ban d’une partie de la population, sans espoir de guérison ou de liberté. Pour l’époque, cette évocation sans concession demeure rare, sinon inédite. La dimension sociale reste néanmoins en retrait, car le scénario privilégie une déchéance psychologique inexorable. Même s’il y a quelques séquences où les souvenirs constituent les seuls moments d’accalmie, on a l’impression d’assister à un cauchemar éveillé. Ce sentiment n’est d’ailleurs pas sans rappeler les premières œuvres de David Lynch, dont Eraserhead.
« l’ambiance d’Une Page folle s’avère dérangeante à de nombreux égards »
Si l’ambiance d’Une Page folle s’avère dérangeante à de nombreux égards, elle se veut également fascinante. Cela tient tout d’abord à la réalisation d’un nouvel accompagnement sonore, où les compositions de l’Alloy Orchestra demeurent magistrales. Cela vaut, entre autres, pour ces percussions tour à tour violentes, puis plus apaisées lorsqu’il est question d’évoquer la musique traditionnelle nipponne. On songe aussi à l’influence essentielle du théâtre nō. Hautement symbolique, la présence de masques confirme cet état de fait, tout comme ces danses et chorégraphies de pantomimes. Autant de composantes qui viennent parfaire le caractère singulier de cette œuvre unique.

Au final, Une Page folle constitue un film remarquable du cinéma d’avant-guerre, même si la version actuelle est amputée d’une vingtaine de minutes. Véritable plongée dans les affres de la folie, le métrage de Teinosuke Kinugasa relève d’une expérience sensorielle sans commune mesure. La représentation métaphorique des tourments psychiques passe ici par une mise en scène audacieuse, aussi créative que subtile. Si elle n’est pas d’origine, l’ambiance sonore magnifie le sentiment d’oppression qui tient autant au cadre qu’à la détresse psychologique des protagonistes. À l’image d’un songe, l’histoire conserve une part de mystères dans les ténèbres de l’asile. Ce qui n’empêche en rien d’en apprécier la portée. Plus qu’une perle méconnue du muet, un chef-d’œuvre du cinéma.
Note : 19/20
Par Dante