avril 1, 2023

Le Cri du Cannivore 2018 – Jour 4

Ce 4ème jour à Cannes commence pour moi par une déconvenue, la première, et je l’espère la dernière de ce festival 2018.

Rendez-vous compte, malgré l’heure tardive à laquelle je suis rentré hier, j’avais réussi à faire l’effort de me lever à temps pour la séance de 11h45. J’avais tout prévu, sauf deux choses. La journée ayant commencé à la Quinzaine des réalisateurs plus tôt ce matin, avec un film qui s’est terminé sur les coups de 10h, la salle était déjà ouverte depuis 1h quand je suis arrivé, et surtout le film que je comptais voir s’avérait être Le Monde est à toi de Romain Gavras, avec notamment Vincent Cassel. Évidemment que la séance allait être prise d’assaut… Résultat, même en arrivant 40 minutes avant, impossible de rentrer, la séance affichait complet, et pour la première fois j’ai dû trouver une solution de repli.

C’est donc un peu à reculons que je me suis dirigé vers le nouveau film de Jean-Luc Godard, Le Livre d’Image, qui, je dois l’avouer, ne m’attirait pas follement. Comprenons-nous, je n’ai rien contre Godard, mais à de rares exceptions près (les célèbres Pierrot le Fou, À bout de souffle, ou son très intéressant bien qu’austère film de SF Alphaville), le cinéma de Jean-Luc ne m’a jamais procuré qu’un ennui poli, et celui-ci s’étant fait de plus en plus conceptuel et expérimental avec le temps (il faut voir pour s’en convaincre ses nombreux récents documentaires, ou les opaques Film Socialisme ou Adieu au langage), je n’y allais pas avec un franc enthousiasme. D’autant plus que le pitch du film et son titre laissait craindre un pur essai artistique complètement abscons.

J’aurai aimé vous dire qu’il n’en est rien, que je me suis trompé et que Le Livre d’image s’avère une pépite hypnotique, véritable maelström de sons et d’images, mais il n’en est rien. Enfin si, de maelström de sons et d’images il est bien question. Ou plutôt de gloubi-boulga pour être plus précis. Se voulant une sorte d’essai philosophique de libre-penseur sur l’image, le cinéma et le monde actuel, il ressemble plus aux travaux de fin d’année d’étudiant en cinéma, option art vidéo prétentieux, si ceux-ci avaient été réalisés dans les années 90, bande numérique délavée et titrage Betamax à l’appui.

Avec son montage sonore anarchique, patchwork de bout de phrases et de musiques, ses coupes abruptes dans le son comme l’image, son travail de petit malin qui découvre la station de montage sur les couleurs ou le format, ses écrans-titres sans queue ni tête, Le Livre d’image est une sorte de version audiovisuelle des spectacles de théâtre contemporain imbuvables où le metteur en scène s’amuse à faire n’importe quoi, et les comédiens se gargarisent de textes faussement profonds. Pire, la seule référence que l’on a en tête en voyant le film de Godard, c’est la caricature hilarante de la « musique électro-acoustique expérimentale » qui revient régulièrement dans les Deux Minutes du Peuple du québécois François Pérusse.

Une véritable souffrance, heureusement assez courte, qui ne nous laisse d’autre possibilité pour passer le temps que de compter le nombre de spectateurs qui quitte la salle en cours de film. Entre le début et la fin, on en aura perdu cette fois exactement 65. La seule chose de positive que l’on retient du Livre d’Image (hors quelques phrases plutôt pertinentes de la voix-off narrées par Jean-Luc Godard himself), ce sont les images géniales tirées de films célèbres qui nous donnent immédiatement envie de (re)découvrir le film dont elles sont issues. C’est peu quand même…

Heureusement, je suis vengé peu après puisque la séance suivante est une reprise du film de minuit de la veille, Gongjak/The Spy gone North de Jong-bin Yoon (Nameless Gangster, Kundo, Age of the Rampant). On y retrouve le héros de Believer Jin-woong Cho en sous-chef des services secrets coréens, et notre chouchou, celui que l’on voit partout dans le cinéma coréen (en tout cas celui qui parvient jusqu’à nous), Jung-min Hwang (A Bittersweet Life, New World, Veteran, The Strangers) en espion ayant pour mission d’infiltrer la Corée du Nord.

Car c’est bien d’un pur film d’espionnage qu’il s’agit, réminiscence des pelloches sur la Guerre Froide qui pullulaient aux Etats-Unis à une certaine époque. Encore une fois, les films du festival cette année s’emparent de sujets déjà-vus pour y apporter, là leur ton propre, là une toile de fond inédite. C’est le cas ici puisque, si l’environnement est assez similaire à la guerre secrète qui opposa la CIA et le KGB, avec cette course à l’espionnage entre la Corée du Sud et la dictature de feu Kim Jong-il, on a peu l’habitude de voir (encore une fois, parmi les films qui arrivent jusqu’à nous en tout cas) des œuvres qui prennent à bras le corps le sujet pourtant toujours d’actualité du conflit Nord-Sud (on pense à The Agent/The Berlin File ou au Joint Security Area de Park Chan-wook, mais on n’a pas vraiment d’autres exemples en tête).

Jung-min Hwang interprète donc Suk-young Park, espion au service du NIS à qui on donne la mission de s’acoquiner avec des membres haut-placés du Parti pour avoir des informations sur une possible menace nucléaire. Sous le nom de code Black Venus, en se faisant passer pour un homme d’affaire, il va progressivement infiltrer le gouvernement de Corée du Nord, alors que les prochaines élections au Pays du Matin Calme menace de changer le cours du pays.

Histoire incroyablement dense et complexe, passionnante, mettant les nerfs à rudes épreuves, The Spy gone North est bien plus qu’un simple thriller, tant il dévoile tout un pan de l’Histoire inconnu de l’Occident et pourtant essentiel. Le héros, lancé tout d’abord dans une course à l’espionnage, se retrouve peu à peu coincé dans des manigances politiques qui le dépassent, à mesure qu’il se rapproche de son but et du leader suprême Kim Jong-il. Sans le vouloir, il participe à un rapprochement inédit entre les peuples du Nord et du Sud, pendant que leurs gouvernements respectifs manipulent l’opinion et tirent les ficelles dans l’ombre. À mesure qu’il côtoie le Directeur du renseignement Myong-un Ri, Suk-young se rend compte que, dans cette dictature rongée par la famine qui ferait passer l’oppression de Leto pour un camp de vacances à Ibiza, la haine séculaire que se portent leurs peuples n’existent pas, qu’ils sont simplement étouffés par des histoires de pouvoir et de contrôle.

Il est extrêmement touchant de voir cette tentative d’espionnage politique commanditée par le gouvernement devenir peu à peu les combats de deux êtres humains qui œuvrent à contre-sens au réchauffement des relations entre les deux pays. On passe doucement d’une histoire de grande envergure, froide et calculatrice, à une histoire beaucoup plus intime, à l’échelle humaine. Non content de passionner et de questionner, The Spy gone North fait preuve in fine d’un sens de l’émotion subtil qui nous fait prendre toute la mesure du propos. Ou quand la Guerre Froide se mit à fondre grâce à la chaleur humaine.

Un très très grand film.

Pas le temps de souffler, je replonge directement dans la file d’attente pour Le Grand Cirque mystique du brésilien Carlos Diegues (Bye Bye Brésil), une histoire s’étalant sur 100 ans, et racontant la vie d’une famille de circassien sur cinq générations, plus marquées par la fatalité que par le bonheur. On y retrouve d’ailleurs notre Vincent Cassel national en magicien français vénal, qui interprète son personnage dans un portugais impeccable. Démarrant en 1910 avec Fred, jeune bourgeois qui convainc sa marraine impératrice de lui offrir un cirque pour sa dulcinée Beatriz, il se termine en 2010, avec un cirque décrépi, qui ne fait plus recette depuis longtemps et végète au milieu de ses souvenirs de la grande époque.

À mesure que le film avance, il nous donne l’impression de ne finalement pas s’intéresser au Cirque en lui-même, au travail qu’il implique, et à son passage de générations en générations. En se concentrant sur les malheurs familiaux, sur les amours, les trahisons, les souffrances et les instants d’innocence, Carlos Diegues semble n’utiliser cet élément que comme une toile de fond comme une autre pour parler des instants clés d’une famille, dans ses relations humaines. On se dit d’ailleurs bien vite qu’en 1H45, il est impossible de brasser correctement 100 ans de vie humaine et d’évolution du Cirque, et que le sujet aurait mérité un film fleuve ou une série.

Pourtant, le réalisateur est bien plus malin que ça, et au-delà de ces instants de grâce visuelle qui laissent transparaître le côté charnel et passionné du 6ème Art, Le Grand Cirque Mystique nous laisse comprendre en fin de métrage qu’il a bien parlé du Cirque tout du long, et de la société brésilienne de manière générale. Mais de manière déguisée, tout en métaphore et symbolique, quand bien même l’environnement en ferait le sujet de manière évidente.

Parler du Cirque de manière détournée en dissimulant son propos dans une histoire de Cirque, une véritable inception thématique qui prouve tout le talent du réalisateur. Le Cirque, c’est la liberté, la volonté de vivre au-delà des considérations terre à terre. À mesure que l’Histoire (avec un grand H donc) avance, le Cirque, ce souffle furieux, ce « Grand Cirque Mystique », se retrouve malmené par des préoccupations qui laissent peu à peu les hommes abandonner la magie (la Guerre, les souffrances morales, les tragédies intimes, l’évolution de la société). Personnifiée par Celavi (oui, oui, C’est la vie), un personnage mystique qui ne vieillit jamais mais dont l’apparence évolue avec les époques, l’âme du Cirque accompagne les héros, s’efface puis revient, semble toujours sur le point de céder aux sirènes du théâtre, plus noble, plus vendeur, elle est le versant plein d’espoir de cette histoire. À contrario, le récit, lui, se veut profondément noir, montrant peu à peu la décrépitude du grand Cirque mystique, rattrapé par une société que le film veut montrer en pleine dégénérescence.

En 1910, le Cirque est fabuleux, les gradins remplis, la magie omniprésente, le couple initial, Fred et Beatriz, s’aime avec passion dans des ébats charnels filmés avec une fougue qui ferait pâlir n’importe quel jeune réalisateur à la libido envahissante.

En 2010, le Cirque n’existe plus, si ce n’est sous la forme d’un chapiteau en ruine où les deux dernières descendantes de la famille, fruit d’un viol et d’une bêtise de ravi de la crèche, se prostituent avec le sourire pour des politiciens/hommes d’affaire qui s’amusent à se déguiser en clown et veulent les voir faire du trapèze nues. Le Cirque a été perverti, il s’est dissout dans une société dépravée qui est devenue le véritable cirque moderne.

Heureusement, El Grande Circo Mystico se permet une pirouette finale qui renoue avec la magie, l’extase, et la beauté du mouvement des corps dans ce qu’ils ont de plus naturel, comme pour rappelait que la magie du Cirque ne s’éteindra jamais vraiment.

Bref, le film de Carlos Diegues déconcerte au premier abord, tant il est loin de ce qu’on attendait, mais après un petit temps de réflexion l’on s’aperçoit que c’est un vrai grand film, profond, cruel et émouvant, dans lequel rien n’est laissé au hasard pour traiter son sujet.

Enfin, après un repas frugal et une canette d’énergie drink pour tenir la longueur, il est temps de passer au gros morceau de cette 4ème journée, la séance de minuit du Fahrenheit 451 de Ramin Barhani. Et dire qu’il ne partait pas gagnant tiendrait de l’euphémisme.

S’il n’y a pas, dans l’absolu, de contre-indication à s’atteler au remake d’un film célèbre, on se demandait quel intérêt on pourrait bien trouver à une nouvelle version du chef-d’œuvre de François Truffaut. Tout semblait avoir été dit, et une nouvelle version risquait de n’être qu’un véhicule à la série B la plus consensuelle, à la manière des récents Total Recall ou Robocop (encore que le Robocop de Padilha ait eu la bonne idée de s’éloigner du ton organique de l’original pour quelque chose de plus froid et déshumanisé).

Et ce n’est pas l’enthousiasmant casting (Michael Shannon, Michael B. Jordan, Sofia Boutella) qui aurait pu nous rassurer, tant on a vu d’excellents acteurs se fourvoyer dans des remakes ineptes.

Seulement voilà, à la barre il y a Ramin Barhani, présenté par Thierry Frémaux comme « déjà un grand nom du cinéma mondial », qui a presque 20 ans de films derrière lui et avait reçu le Grand Prix à Deauville pour 99 Homes (déjà avec Michael Shannon) il y a 4 ans.

Et dès le générique, amalgame d’images fortes mêlant feu, chair et papier sur fond de musique pesante et angoissante, le ton est donné, et le spectateur accroché. Les premières images confirment cette impression, et dégagent un relent de soufre en décrivant une société à la fois réminiscente de la dystopie du livre de Bradbury (qu’on voit d’ailleurs subrepticement brûler dans une séquence), et si proche de notre monde actuel, avec ces murs d’images vomissant d’incessants messages et smileys des citoyens, et ces milices répressives adulées par la population plutôt que vivant dans leur peur.

Car la grande, grande réussite de ce remake, c’est d’avoir su s’adapter à l’évolution de la société depuis le livre et le film original tout en restant au plus proche de leur concept, une manière de prouver combien cette histoire est toujours d’actualité, encore plus aujourd’hui. Le tout avec une multitude de pistes thématiques, et une subtilité exemplaire.

Exit les références évidentes aux nazis et à la répression sanglante, dans le Fahrenheit de Barhani, les pompiers tiennent plus des extrémistes religieux qui ensanglantent régulièrement la planète, avec leur discours halluciné sur le bonheur par l’absence de culture (coucou Daesh) et leurs uniformes qui, s’ils gardent un air de SS avec leurs boucles et leur cuir, ont également de curieux airs de tenues d’ecclésiastiques, avec leur col autour du coup et les bandes blanches qui rappellent de loin une croix.

À l’oppression systématique par la peur et l’austérité, le réalisateur a substitué l’opium du peuple. Contrôlés, jugulés, fliqués par une intelligence artificielle Siri-like omniprésente, les citoyens sont assistés par la technologie, baignés dans une connectivité totale et un assistanat qui choisit judicieusement ce qu’ils doivent apprendre, regarder, aimer. Tous sont constamment et complètement interconnectés, ne pas l’être, c’est vivre à l’âge de pierre, à l’ère de l’analogique, des baladeurs cassettes et des livres, c’est être livré à soi-même, capable de découvrir le monde par soi-même, c’est être un dangereux hors-la-loi, une « anguille », poursuivis sans relâche par les pompiers, les « Salamandres », qui en plus de ressembler à des terroristes religieux rappellent aussi fortement, avec leurs protocoles quasi-militaires, leur hiérarchie, la chanson qui leur est dédiée, une sorte de groupe de Navy Seals imposant la Loi Martiale, ou de GIGN à l’assaut des manifestants. Les Salamandres, dans ce monde ultra-connecté et pourtant contrôlé, royaume de la manipulation des images, du totalitarisme déguisé, de la folie des grandeurs des instances au pouvoir, où les citoyens abrutis soutiennent leurs leaders et leurs idoles sans l’ombre d’un doute, tout cet environnement représente évidemment l’Amérique actuelle, l’Amérique de Trump, et c’est incroyablement couillu de la part du réalisateur d’avoir utilisé cette symbolique.

Et même malgré ce point de vue frondeur, il a le bon ton de trouver une certaine forme de subtilité, en décrivant les anguilles non pas seulement comme des révolutionnaires maltraités, mais comme un groupuscule constitué lui aussi de personnages un peu illuminés, œuvrant pour une cause qu’ils expliquent les dépasser, retenant par cœur des livres entiers, prêt à s’immoler par le feu avec leurs précieux ouvrages, des bouquins scotchés autour du bassin dans une image qui évoque forcément les ceintures d’explosifs des terroristes kamikazes.

Forcément, au milieu de tout ça, le héros n’attend pas le milieu du film et un « élément perturbateur » classique qui lui ferait prendre conscience de la réalité et le ferait changer du tout au tout. Dès le départ, Guy Montag (Michael B. Jordan magnétique) doute, se laisse porter par l’adrénaline du pouvoir et de la notoriété, mais conserve cachés des souvenirs d’une époque non connectée, en même temps qu’il tente de juguler de douloureux souvenirs avec la même drogue que dans le film original (le seul élément qu’on aurait aimé un peu plus mis en avant). Même celui qui devient le méchant de l’histoire (interprété par Michael Shannon de manière bien plus convaincante que le bouffeur de bonbon de La Forme de l’Eau), semble tourmenté par la lecture et l’écriture, tiraillé entre son devoir, sa certitude que toute forme d’art est un danger, et sa fascination pour les livres. Peu à peu, porté par une musique électronique angoissante, le thriller d’anticipation plonge dans une sorte de cauchemar éveillé, avant de devenir un véritable drame existentiel sur la notion de bonheur, de liberté, de contrôle des pensées à des fins nobles.

Dans sa plastique époustouflante, dans son refus systématique de céder aux sirènes des péripéties hollywoodiennes, dans son jusqu’au-boutisme, dans ses relations de personnages complexes qui semblent toujours en équilibre sur un fil, dans sa peinture d’une société dont la répression provient aussi d’une peur panique du libre arbitre, ce Fahrenheit 451 cuvée 2018 est l’incroyable preuve que les remakes, correctement réalisés, peuvent parfois tutoyer sans rougir leur modèle. A voir absolument lors de sa sortie en salles.

Sauf que je viens d’apprendre que le film ne sortirait jamais en France, et serait directement diffusé à la télévision… Irony…

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Par Corvis

AqME

Amateur d'horreur, Métalleux dans l'âme, je succombe facilement à des images de chatons.

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