avril 25, 2024

Kaléidoscope – Les Acteurs Multifaces au Cinéma – 6ème Bobine: Faites Entrer les Recordmen

Il y a des films, comme ça, où le réalisateur semble décidé à pousser le bouchon le plus loin possible dans le conceptuel. Une manière comme une autre de passer à la postérité, que le « record » instauré soit la principale attraction du film ou un détail parmi d’autres. Ainsi, loin des trois quatre rôles habituels, des cinq ou six moins fréquents, ou des rares qui approchent la dizaine, certains films n’hésitent à pulvériser les performances en multipliant les apparitions d’un même comédien plus que de raison.

Si on dépasse juste les dix rôles différents avec Holy Motors, dernier opus en date du fou Leos Carax, la prestation hallucinée et hallucinante de Denis Lavant, et la métaphore du métier d’acteur perdant sa propre identité, en font une véritable œuvre somme, presque un « digest » définitif du concept de rôles multiples et de la signification qu’il peut avoir.

Denis Lavant commence en énigmatique Mr Oscar, devient un banquier, un sans-abri, un acteur spécialisé dans la motion-capture (on peut presque y voir du coup une véritable mise en abyme du procédé, ou le comédien joue parmi plusieurs rôles celui d’un comédien qui utilise une technique permettant de multiplier plus facilement les rôles… à en avoir le tournis…), reprend le personnage de Mr Merde déjà étrenné dans le segment du même Leos Carax du film à sketchs Tokyo !, passe du père d’une ado asociale à un accordéoniste lors d’un entracte musical, interprète à la fois un tueur et sa victime, puis un vieil homme mourant, avant de revenir à sa première condition, simple homme au foyer vivant en résidence avec sa famille, vue par la caméra comme une bande de primates. Un art boulimique du travestissement qui rythme le film tout en donnant du grain à moudre aux questionnements potentiels sur le métier d’acteur et le milieu du cinéma. L’acteur est-il bien dans sa peau, pour vouloir à ce point être quelqu’un d’autre ? Et surtout est il seulement cette célébrité sous le feu des projecteurs pour qui la vie semble être douce, et pas dans la plupart des cas un mercenaire de l’art qui accumule les rôles et les incarnations comme autant de rendez-vous, d’immiscions dans des vies inventées juste pour gagner sa vie ?

Dans Holy Motors, non seulement Denis Lavant monte sur le podium des plus grands nombres de rôles interprétés par un seul acteur, mais Leos Carax utilise le procédé pour parler d’un sujet bien plus vaste que le simple délire non-sensique (il utilise d’ailleurs également un principe inversé en présentant Eva Mendes et Kylie Minogue comme deux faces d’une même pièce, la célébrité au fait de sa gloire puis représentative d’un passé enfui).

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Mais les frasques d’un français décidé à dynamiter la routine cinématographique ne sont rien à côté de la folie indienne. Toujours à la recherche du record, de l’emphase, de l’épique jusqu’au point de non retour, les cadors de Bollywood ont eux aussi eu droit à leurs films concept multipliant les apparitions de leur star principale. En 2009, pour What’s your Rashee ? (soit Quel est ton signe du zodiaque ?), Ashutosh Gowariker mettait en scène un jeune homme guidé par les étoiles, à la recherche de l’âme sœur qui correspondrait à son horoscope. Une gigantesque comédie musicale de presque 4h (205 minutes exactement), dans lequel la star féminine, Priyanka Chopra, interprétait pas moins de 12 rôles différents, 12 filles croisées par le héros en accord avec les 12 signes du zodiaque, qu’elles représentent chacune par un trait de caractère particulier. Une première dans l’Histoire du cinéma au féminin, qui lui valu d’ailleurs une nomination aux Star Screen Awards (équivalent Bollywoodien des Oscars). Elle aurait également du avec cette prestation battre le record auparavant tenu par Kamal Hassan.

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Effectivement, l’année précédente, Kamal Hassan avait décidé de pulvériser le record du nombre de personnages pour un seul acteur, et écrit un scénario allant spécialement dans ce sens. Dasavathaaram, de K. S. Ravikumar, un gargantuesque blockbuster comme seuls les indiens savent le faire qui fut le plus grand succès de tous les temps avant d’être détrôné deux ans plus tard par Endhiran, prenait place au 12ème et au 21ème siècle en rassemblant (à la manière de Cloud Atlas d’ailleurs) différents individus vers un même destin à l’échelle cosmique. Comme le film des Wachowski, il utilise le principe des multiples « versions » d’une conscience, connectant les différentes histoires et les différentes âmes dans un final apocalyptique (et philosophique) à base de tsunami. Incapables de s’en tenir à une intrigue si peu spectaculaire (sic), les créateurs du film en firent un vrai thriller d’action, centrant son scénario sur un scientifique cherchant à mettre le grappin sur un virus mortel tombé entre de mauvaises mains, ce qui l’amènera à rencontrer une multitude de personnages, tous facettes, comme lui, d’une même entité, et tous interprétés par Kamal Hassan. Davasatharam est un terme utilisé dans la mythologie hindoue pour décrire les dix incarnations de Vishnu au fil du temps. Un thème que l’on retrouve donc avec ce film, qui voit Kamal Hassan jouer officiellement dix personnages (dont celui de George W. Bush !).

Un record qui effectivement devrait être battu par What’s your rashee ?

Sauf qu’au milieu de tout ça, le roublard, il interprète plus discrètement et de façon fugace plusieurs autres petits rôles, portant le nombre total d’apparitions à 13, l’imposant ce faisant comme le véritable recordman toutes catégories (à ce jour) du phénomène de rôles multiples.

À moins que… Et si le record était imbattable depuis les débuts du cinéma ?

 

Générique de fin : Un indétrônable précurseur

Je ne pouvais terminer ce tour d’horizon sans parler de leur maître à tous, si talentueux et précurseur qu’il utilisa le procédé de manière presque définitive dès 1921, Buster Keaton. Sans aide de maquillage prosthétique ou d’ordinateurs, il interprétait à lui seul, lors de la séquence d’ouverture du court métrage The Playhouse, tous les participants d’un spectacle musical, chef d’orchestre, musiciens, machino, comédiens, danseurs, et les six spectateurs dans le public, portant le total de rôles à 26. Une courte séquence de 6 mn, certes, mais qui, surtout pour l’époque, démontrait un savoir faire étonnant autant artistique que technique.

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Et, mieux encore, la séquence n’est pas qu’une simple lubie ludique de la part de Keaton, mais fait partie intégrante du récit, puisqu’il s’agit d’un rêve de grandeur fait par le personnage principal, piètre acteur qui dort dans un décor de théâtre, avant d’être réveillé par le directeur des lieux. De l’aveu même de l’acteur, c’était également une pique adressée à l’un de ses contemporains, Thomas Ince, qui avait la fâcheuse habitude de se créditer généreusement au générique de ses films. Un gag satirique précisé dans une des répliques du film, qui voit le personnage de Keaton se faire la réflexion : « Ce Keaton semble faire le spectacle à lui tout seul. » Une scène drôlissime (et la suite ne l’est pas moins) d’un court-métrage qui, oh bonheur, est disponible sur internet, et avec lequel je ne peux m’empêcher de vous quitter. Vous constaterez par vous même à quel point, dès les premières décennies du cinéma, le procédé de rôles multiples pouvait déjà brasser toute l’étendue de ses utilisations, du pur gag à l’exercice d’acteur, de la performance ludique à la réelle thématique complexe.

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Par Corvis

AqME

Amateur d'horreur, Métalleux dans l'âme, je succombe facilement à des images de chatons.

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