avril 20, 2024

Kaléidoscope – Les Acteurs Multifaces au Cinéma – 4ème Bobine: Pour le Plaisir (et l’Orgueil)

A contrario des tournages familiaux auto-produits, certains films montés autour d’une star ont un budget suffisant pour embaucher tout le personnel nécessaire, et se retrouvent pourtant à organiser un one-man show qui ressemble parfois à une véritable crise d’identité. La frontière est parfois mince entre le plaisir de jouer des rôles différents et de se travestir, et la prétention de prouver au spectateur qu’on en est capable. Parfois le script l’impose ou le subodore, et le plaisir est partagé entre l’acteur qui s’essaie à incarner différents personnages, et le spectateur qui s’amuse à les voir évoluer à l’écran. D’autres fois l’acteur principal monopolise tellement le temps de présence à l’écran en s’affichant sous différents visages, que le film finit par ressembler à un vulgaire véhicule à star égocentrique.

Parmi les acteurs habitués au phagocytage d’attention (et sujet au cabotinage), Eddie Murphy fait office de figure de proue. Rodé au travestissement et aux rôles de composition depuis ses débuts dans le Saturday Night Live, il s’est permis de multiplier les apparitions dès la fin des années 80, alors qu’il venait d’être propulsé dans les sphères du succès suite aux deux Flic de Beverly Hills et à Golden Child. Dans Un Prince à New-York de John Landis, lui et son complice Arsenio Hall sont en tête d’affiche, respectivement dans le rôle du Prince Akeem et de son ami Semmi. Mais on les retrouve également régulièrement grimés dans le film, méconnaissables derrière leur maquillage, lunettes et postiches, et se donnant parfois la réplique à eux même. À l’époque, cela avait tout d’un jeu collégial, et même d’un défi de la part des acteurs, dont les performances étaient aussi réussies que leur transformation physique était stupéfiante. On retrouvait Arsenio Hall en révérend déchainé inspiré du Richard Pryor de Which way is up ?, qui présentait Eddie Murphy à… lui même, dans le costume du chanteur de soul Randy Watson. Ce même Arsenio qui devenait sous un maquillage encore plus saisissant une fille extrêmement laide tentant de séduire le candide Prince Akeem. Enfin, les deux acteurs interprétaient Clarence et Morris, deux vieux barbiers en plein débat avec Saul, leur client juif tout aussi âgé. Un personnage blanc pourtant joué lui aussi par Eddie Murphy ! Une idée de John Landis, de son propre aveu, qui l’estimait être un juste retour des choses après que les juifs eurent interprété les rôles de noirs le visage passé à la suie au début du 20ème siècle. Et on peut dire que l’effet est réussi, tant il est impossible de discerner Eddie Murphy, ou même un comédien noir, sous le maquillage prosthétique de Saul. Un essai si concluant pour cette comédie sur les faux-semblants et les identités secrètes, qu’il deviendra peu à peu la marque de fabrique du comédien.

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Il réitèrera tout d’abord l’expérience en 1995 dans Un Vampire à Brooklyn, sa deuxième incursion dans le fantastique après Golden Child. Eddie Murphy, alors en perte de vitesse, interprétait non seulement Maximilien le vampire, mais également Pauly le prêtre alcoolique, et un gangster italien à la langue bien pendue du nom de Guido. Une nouvelle occasion de disparaître sous les traits d’un personnage d’une autre ethnie avec brio, à défaut de relancer l’intérêt d’un film qui aurait gagné à s’appuyer plus sur un scénario prenant que sur le cabotinage de son interprète principal.

Mais c’est l’année suivante avec le Professeur Foldingue de Tom Shadyac, remake de Dr Jerry et Mister Love qui voyait déjà Jerry Lewis interpréter plusieurs rôles, qu’Eddie Murphy va commencer à basculer de la joyeuse boutade vers l’omnipotence ostentatoire (c’est beau ce que j’écris des fois, on dirait du Baudelaire, ou du Patrick Sébastien).

Dans ce film, l’obèse Professeur Klump conçoit un sérum capable de changer sa silhouette en un athlétique beau gosse, Buddy Love, qui va peu à peu développer sa propre personnalité. Jusqu’ici rien de plus naturel que de voir l’acteur interpréter les deux rôles, qui finalement ne font qu’un. Mais il va pousser le vice jusqu’à se créer 5 autres avatars, en jouant d’une part la famille Klump au grand complet (père, mère, grand-mère, frère), quand bien même le rapport avec l’intrigue principale serait très éloigné, et d’autre part l’horripilant prof de fitness, pour quelques scènes hors de propos qui se complaisent dans les deux mamelles de l’humour Murphyien sur ce film, le pet et le chaos sonore. C’est d’ailleurs une des raisons qui poussa Jerry Lewis, pourtant producteur exécutif, à refuser de faire une apparition pourtant prévue de longue date, considérant le film trop vulgaire et pas assez subtil. On peut se demander comment Eddie Murphy, alors dans une mauvaise passe et n’ayant pas pris part à la production du film, a pu avoir assez d’influence pour s’autoriser cette omniprésence contre-productive, et il est fort possible que cette idée peu pertinente soit venu du réalisateur lui même, connaissant la faculté de travestissement de Murphy et désireux de faire le buzz autour d’un film qui ne partait pas forcément gagnant. Une perche tendue à la mégalomanie galopante de l’acteur, qui cherchait plus certainement à être de tous les plans qu’à créer des personnages différents, ceux-ci étant tous basés sur les mêmes canevas et caractères. Perche qui fut regrettée par la suite puisque la scène de repas familial faillit être coupée au montage à cause de son inutilité dans le scénario.

Grand bien (pour les producteurs du moins) leur en a pris de la conserver, puisque le film fit un tabac en même temps que remonter la côte de popularité d’Eddie Murphy, et le métrage gagna même l’oscar (mérité) des effets spéciaux. Ce qui, bien entendu, entraina une suite axée principalement sur la famille Klump. La famille Foldingue, séquelle paresseuse, facile et racoleuse, n’avait plus rien à voir avec l’argument de base (Buddy Love devenant un être humain autonome) et se concentrait sur la découverte d’un sérum de jouvence (ce qui permit à Murphy d’ajouter un nouveau personnage à sa panoplie en la personne du père Klump rajeuni). Un film qui poussait l’égocentrisme cinématographique à un niveau rarement atteint, sans l’empêcher toutefois d’être à nouveau un franc succès, à défaut de récolter de bonnes critiques (le film fut d’ailleurs gentiment raillé dans l’un des excellents faux trailers de Tonnerre sous les Tropiques, The Fatties : Fart 2, où Jack Black, dans la peau de l’acteur Jeff Portnoy, jouait lui aussi toute une famille d’obèses pétomanes).

Et lorsqu’on pensait qu’Eddie Murphy avait atteint le point de non retour, il nous prouva en 2007 qu’il pouvait aller encore plus loin en écrivant, produisant et interprétant l’affligeant Norbit, entièrement centré sur les performances multiples (catastrophiques) et les maquillages prosthétiques (beaucoup moins réussis qu’auparavant) de son acteur principal. Un fragile freluquet, sa monstrueuse épouse, et son père adoptif asiatique, trois personnages aux antipodes qu’il n’avait aucune raison de jouer lui même, et une tentative de retrouver le ticket gagnant du Professeur Foldingue pour celui qui ne connaissait plus le succès ailleurs que dans la saga Shrek depuis 2000 (si l’on excepte sa nomination à l’Oscar du meilleur second rôle pour Dreamgirls). Las, ce fut un relatif flop, ce qui est compréhensible quand on constate la fadeur de l’interprétation, qui compte trop sur ses effets de maquillages, et la vulgarité crasse du script. Où donc était passé l’Eddie Murphy énergique et déconneur qui préférait les apparitions « easter egg » remarquables, tel un exercice de comédien qui cherche à surprendre, à l’omniprésence orgueilleuse et de mauvais goût ? À n’en point douter, il reste caché quelque part sans intention de se montrer, puisque les rumeurs circulent de plus en plus sur un futur Professeur Foldingue 3

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Jerry Lewis, instigateur, au départ, de cette histoire de double, avait lui su user de parcimonie et d’une certaine classe, en ne jouant que le professeur Julius Kelp et Buddy Love (ainsi qu’un Julius revenu à l’état de bébé à la fin du film) dans l’original Docteur Jerry et Mister Love. Et pourtant il n’était pas le dernier à multiplier les rôles pour prouver son talent, puisque comme je le disais en préambule, il s’essaya quelques années plus tard aux Les Tontons farceurs (où officiait d’ailleurs à nouveau le personnage récurrent de Julius). Une septuple interprétation donc, 7 oncles pour la petite Donna, sommée par les avocats de son défunt père de choisir l’un d’entre eux pour l’élever, mais aussi le chauffeur de celle-ci, père de substitution attentionné depuis des années. Comme pour les futurs opus d’Eddie Murphy, la promotion des Tontons Farceurs étaient principalement axée sur la performance de Jerry Lewis (les affiches d’époque en témoignent) dans une sorte de glorification qui pourrait paraître un peu pompeuse. Excepté que, passé ce procédé de publicité commercial habituel, la multiplication des rôles avait ici une raison d’être, les personnages incarnés étant tous frères et/ou différentes facettes d’un même père de substitution potentiel. Plus encore, le film est construit comme un jeu de piste, une course au trésor où chaque rencontre avec un oncle est une nouvelle étape, et Jerry Lewis ne se croise pour ainsi dire jamais. Enfin, le scénario n’est pas un support pour les frasques de son acteur principal, mais au contraire ce qui l’amène à devoir endosser toutes ses personnalités. Il a un sens profond, une structure, un dénouement, et ne se contente pas d’accumuler les scènes en un one-man show boursouflé. Trois raisons qui font des Tontons Farceurs certes un numéro d’acteur où Jerry Lewis est mis en avant, mais aussi et surtout un véritable film qui ne sert pas l’interprète principal mais est servi par lui. Un équilibre parfois difficile à tenir au jeu des changements de peau.

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Un autre artiste à flirter parfois avec le nombrilisme cinématographique, c’est Mike Myers (le comique, pas le boogeyman increvable qui vous poignarde au couteau de boucher sur trois notes de piano alors que vous vous pensiez en sécurité dans l’armoire). Un immense acteur, aux talents multiples, mais qui, lorsqu’il monte un projet qui lui tient à cœur, garde la main mise sur tout. Acteur, scénariste, producteur sur la trilogie Austin Powers, on le soupçonne même d’avoir grandement participé à la réalisation, faisant de l’inoffensif Jay Roach un ghost-director. Et quand il se retrouve devant la caméra, ce n’est pas pour interpréter un seul personnage, non. Austin Powers, c’est son bébé, sa création, il veut être partout et s’amuser avec des rôles de composition (comme Eddie Murphy, il a commencé sa carrière avec le Saturday night live), quitte à parfois tirer la couverture à lui. Cela fonctionne parfaitement quand il est à la fois Austin et le Docteur Denfer (après tout, quoi de plus naturel dans la thématique du « Evil Twin » que de faire jouer le héros et sa Némésis par le même acteur), mais plus les films avancent, plus il prend une place inutile, avec un side-kick grossier (Gras-Double, qui sonne comme une facilité vulgaire de la part de Myers, même dans un film aussi paillard et décérébré) ou un méchant dont la personnalité pas assez forte se dilue dans la folie ambiante (Goldmember). Une accumulation pas toujours pertinente qui peut faire peur en prévision de l’arlésienne Austin Powers 4 dont on ré-entend parler depuis quelques années. Seulement l’énorme avantage de Mike Myers par rapport à un Eddie Murphy, dans les travers duquel il pourrait tomber, c’est d’une part son humour, diversifié, pétillant, verbal ou visuel, et surtout hilarant, qui l’amène à créer des univers avec une identité propre et un foisonnement d’idées, et d’autre part l’attention porté à ses camarades et à chaque personnage secondaire dans l’écriture et le jeu. Mike Myers pèche par excès, il abuse de son talent de comédien, mais il ne s’accapare jamais toute l’attention des spectateurs, et il n’est jamais l’unique intérêt du film. Quand un Professeur Foldingue ou un Norbit ne contient rien de notable sorti du show Eddie Murphy, les Austin Powers regorgent de bons mots qui ne lui sont pas réservés, de gags qui sortent de son giron propre, et de personnages forts dont on se souvient longtemps après. Scott Denfer, Basil, Numéro 2, Frau Farbissina, Félicity Bonnebèse, Mini moi, Foxxy Cleopatra ou encore Nigel Powers, père de, si la multiplication des rôles permet à Mike Myers d’être de toutes les scènes dès l’opus numéro 2, il ne vole jamais la vedette à ses complices. Au contraire, cette égalité d’importance leur permet de se soutenir les uns les autres et de donner le meilleur d’eux-mêmes. Et l’on sent une tendresse de la part de l’acteur pour les personnages secondaires qu’il a créé, une passion qui pour l’instant l’a toujours empêché de tomber dans l’égocentrisme.

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Parfois, par contre, c’est le scénario lui même qui, par une histoire de double ou de clones, impose une participation multiple de l’acteur. Dans ces cas là, on s’engage volontiers dans la caricature, et le cabotinage devient presque une obligation. Et si l’on sent parfois poindre une fière volonté de créer l’événement, les acteurs s’en donne trop à cœur joie pour vraiment leur reprocher d’en faire des tonnes. Surtout lorsque le déguisement et la comédie ne sont pas dans leurs habitudes.

Avant 2003, l’incursion de Sylvester Stallone dans le milieu de la comédie se limitait à deux (très mauvais) films consécutifs, L’Embrouille est dans le sac et Arrête ou ma mère va tirer, et à une participation au doublage de Fourmiz. Et puis est venu Robert Rodriguez, toujours passionné, bordélique et plein d’idées barrées, qui lui proposa de jouer le grand méchant de son troisième Spy Kids. Bon, un méchant, un gros cador lanceur de bourre-pif qui part à l’assaut arme au poing, il doit avoir l’habitude me direz-vous. Sauf que cette fois-ci ce n’est pas en tant qu’homme d’action, mais en tant qu’acteur comique que Rodriguez avait fait appel à lui, le rôle du Toy Master étant accompagné de trois clones ouvertement stéréotypés, chacun représentant une facette de la personnalité du bad guy. Et l’étalon italien de se complaire avec entrain dans le plus joyeux cabotinage, incarnant tour à tour (voire en même temps) un général à casque et à la grimace figée, un sage d’opérette à la longue chevelure grise, et un scientifique bedonnant à la calvitie prononcée (si si !). De vrais rôles de composition avec lesquels l’acteur se fait plaisir, n’essayant à aucun moment d’être crédible ou d’user de subtilité.

Le concept est loin d’être bête. En se clonant lui même, le Toy Master a personnifié différents traits de son caractère, étoffant sa personnalité de zones d’ombre et de lumière avec lesquelles il peut converser, tels trois Jiminy Cricket constamment à ses côtés, qui mettraient en avant les faiblesses d’un bad-guy en mal de reconnaissance. Entre les mains de Rodriguez, puis de Stallone, cela devient une foire à l’exagération, outrancière mais sympathique, d’autant plus réjouissante qu’elle permet à l’acteur, qu’il en fasse des tonnes ou pas, de s’essayer à quelque chose de différent, et même de trois fois plus différent, de ses rôles habituels.

Un concept qui sera repris dans l’opus suivant avec moins de talent, puisque c’est Jeremy Piven qui interprètera à la fois le Time Keeper et ses deux clone/sbires Tick Tock et Danger D’amo (anagramme d’Armageddon !).

Mais il y a un autre film qui accumule les clones sous la forme d’une prise de conscience et d’un isolement des traits de caractère, en même temps qu’il met en scène un sacré numéro d’acteur omniprésent. Mes Doubles, ma Femme et moi d’Harold Ramis, voyait en 1996 Michael Keaton (de son vrai nom Michael Douglas, déjà une double personnalité…) créer des clones de lui même pour gagner du temps libre. Un concept plus approfondi que sur Spy Kids et au centre du récit, le scénario justifiant du coup totalement l’omniprésence de Michael Keaton (ou plutôt des Michael Keaton) qui sera obligé de personnaliser plus subtilement ses différents « lui », le scénario allant jusqu’à créer un clone à partir d’un autre clone… Qui naitra donc particulièrement déphasé. L’occasion pour Keaton de faire le show de manière totalement naturelle, sans parasiter le récit, puisque sa multiplication est la raison même du film. Là, on a affaire à un vrai travail d’acteur, loin de la caricature maitrisée ou en roue libre, qui doit non seulement jouer plusieurs fois un personnage identique sans être redondant, mais aussi donner à chacun une identité propre par petites touches, et ce parfois dans la même scène ! Heureusement, Michael Keaton est un acteur précis et méticuleux. Tellement méticuleux qu’il fit économiser de l’argent à la production. Lors de la scène où il présente Doug 3 à Doug 2, ce dernier lui envoie une bière. On filma d’abord Michael Keaton rattrapant la bière, envoyé bien entendu par sa doublure. Puis on le filma en tant que Doug 2 envoyant la bière à une autre doublure. La bière devait être ensuite digitalement retirée et remplacée par une bière virtuelle pour que les mouvements correspondent parfaitement.

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Sauf que ce ne fut pas nécessaire. Michael Keaton avait tellement bien répété le mouvement initial de sa doublure que les deux plans correspondaient parfaitement. Cela économisa un couteux effet à la production, et fut célébré par l’équipe des effets spéciaux comme « Le jeté de bière miraculeux à un million de dollars ».

Le film ne fut pas forcément couronné de succès, mais il prouva que Michael Keaton, bien qu’il eut troqué sa défroque de Betelgeuse pour le seyant costume de Batman, était toujours aussi à l’aise dans le registre de la comédie. À l’inverse, le procédé de rôles multiples, plutôt commun aux films légers, peut également s’appliquer à des films sérieux, voire ambitieux, si tant est qu’on l’utilise d’un point de vue plus thématique.

Par Corvis

AqME

Amateur d'horreur, Métalleux dans l'âme, je succombe facilement à des images de chatons.

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